
Yao Yang : « La tradition de la sélection des cadres selon le mérite a permis à la Chine de se doter d’une administration digne d’un État moderne »
Une tradition fondée sur la vertu, qui s’inscrit pleinement dans la lignée institutionnelle, la philosophie et la conscience nationale de la Chine. Comment ce système de la vertu des fonctionnaires évolue-t-il depuis ses débuts dans la Chine ancienne ? Comment se transmet-il de génération en génération ? Quel rôle joue-t-il dans le développement économique et social du pays ? Yao Yang, directeur de l'Institut du développement national de l'Université de Pékin, a accepté de répondre aux questions du média China News pour aborder ce sujet. Il considère que la tradition politique chinoise de la vertu a joué un rôle essentiel dans le miracle économique chinois et qu’il constitue, encore aujourd’hui, une ressource importante pour la construction d’un récit national chinois.
Comment fonctionne le recrutement des fonctionnaires en Chine ? Pouvez-vous revenir sur l’histoire de ce système ?
Pour comprendre le système chinois de la nomination des cadres sur la base de la vertu, il faut remonter à l’époque de Confucius (551-479 avant J.C.). Confucius et Mencius (380-289 avant J.-C.) attachaient tous les deux une importance particulière à la vertu et à la compétence des fonctionnaires. Confucius lui-même était le premier praticien de cette philosophie : son académie avait justement pour objet de permettre à ses étudiants d’étudier en vue de devenir des cadres de l’administration impériale. Mencius, qui était lui aussi un philosophe confucéen pendant la période des Royaumes Combattants, était également très soucieux de la vertu des gouvernants. C’est d’ailleurs de lui que vient l’adage : « Le peuple est la partie la plus importante d’un État ; les esprits protecteurs de la terre et des grains viennent en deuxième lieu ; et le souverain, seulement en troisième lieu ».
Le système de recrutement des fonctionnaires basé sur la vertu, n’était pas uniquement préconisé par l’école du confucianisme. Il était aussi défendu par Mozi (479-392 avant. J.-C.), ce dernier considérant le mérite comme l’un des critères les plus importants de la sélection des cadres. Les disciples de Mozi prônaient le principe de « l’amour universel » et considéraient que ce principe devait être pratiqué par des personnes compétentes, choisies par les dirigeants.
Ce système bien particulier de recrutement des fonctionnaires dans la Chine antique a ensuite été perfectionné par Shang Yang (un réformateur chinois de la période des Royaumes combattants et rattaché à la philosophie légiste). Pendant la dynastie Qin (221 à 206 avant J.-C.), Shang Yang a mis en place un système de récompenses, avec des titres dans l’armée, introduisant ainsi le principe du mérite dans la sélection des fonctionnaires. Ceux qui avaient obtenu des succès militaires avaient droit à un titre et à un salaire, indépendamment de la famille à laquelle ils appartenaient. Cette nouvelle politique était très innovante : elle tournait la page du principe de la sélection par l’hérédité.
Pendant la dynastie des Han occidentaux (206 avant J.-C. - 9 après J.-C.),
les préceptes du confucianisme se sont finalement diffusés dans tout l’empire.
On peut à ce titre citer l’exemple du lettré confucéen Dong Zhongshu, qui a
transmis la doctrine confucéenne du mérite et dont l’influence a permis que
s’institutionnalise ce principe de la sélection des cadres sur la base de leur
mérite. Le système des examens impériaux, introduit sous la dynastie Sui
(581-618), a été largement perfectionné sous les dynasties Tang (618-907) et
Song (960 et 1279). Il permettait de sélectionner les meilleurs cadres tout en
garantissant le principe de l'impartialité. Ce n’est que beaucoup plus tard,
sous les dynasties Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912), que le système de
l’examen impérial est finalement devenu un système assez fermé et marqué par un
certain entre-soi. On peut néanmoins affirmer que dans l'ensemble, la tradition
de la sélection des cadres selon le mérite a permis à la Chine de se doter
d’une administration digne d’un État moderne, caractérisée par une certaine
mobilité sociale.
Comment fonctionne la promotion des fonctionnaires dans la Chine d’aujourd’hui ? Le système de la sélection sur la base du mérite est-il toujours d’actualité ?
Il convient dans un premier temps de noter que la plupart des universitaires occidentaux sont assez sceptiques vis-à-vis de notre système de promotion des cadres. Je me souviens par exemple d’une conférence que j’avais donnée à l’Université de Stanford aux États-Unis il y a quelques années. J’avais parlé de la sélection des cadres sur la base du mérite dans la Chine contemporaine et certains chercheurs occidentaux m’avaient dit que je n’avais aucune preuve concrète de la réalité de ce système. Nous avons depuis mené des travaux scientifiques sur cette question, en nous appuyant sur d’importants volumes de données empiriques. Nous avons collecté des données sur tous les fonctionnaires chinois, au niveau préfectoral, municipal et aux échelons supérieurs, de 1994 à 2017. Nous avons ensuite mis à jour ces données jusqu’à 2022. Nous les avons comparées aussi avec celles que nous avions pour les fonctionnaires au niveau du district ou à un échelon supérieur également.
Ce que l’on peut affirmer, c’est qu’il existe bien un critère de mérite dans le système de la promotion des fonctionnaires en Chine. Si on regarde par exemple l’échelon des maires ou secrétaires du Parti communiste au niveau municipal ou préfectoral, on constate que ceux qui ont eu les meilleures performances s’agissant de la croissance économique dans leur ville lorsqu’ils étaient en fonction ont finalement bien monté les échelons une ou deux décennies plus tard. Ils sont allés plus loin dans leur carrière que les autres. Cela prouve bien que notre système est assez efficace pour nommer les bonnes personnes aux bons postes. J’ai également discuté avec les départements organisationnels concernés et ils m’ont fait part de l’existence d’une multiplicité d’indicateurs pour l’évaluation des performances. Aujourd’hui, on ne mesure plus uniquement les performances selon des critères économiques.
L’évaluation des performances sur la base de l’évaluation de critères bien précis n’est pas pour autant la meilleure technique. On sait par exemple que certains fonctionnaires, lorsqu’ils sont confrontés à plusieurs types de missions, peuvent avoir justement tendance à accorder plus d’attention aux critères qui sont mesurables, plutôt qu’à ceux qui sont moins mesurables. Il existe aussi le problème de la théorie du « principal-agent » (théorie managériale selon laquelle l'action d'un acteur dépend aussi de l'action ou de la nature d'un autre acteur).
Il faut finalement mesurer l’action des fonctionnaires de manière plus globale. On a donc recours à des équipes d’inspection, qui sont nommées par l’échelon administratif supérieur et qui formulent des recommandations importantes dans l’élaboration de la décision publique. Si l’on devait ainsi résumer le mécanisme de sélection des fonctionnaires du Parti communiste chinois, on pourrait dire qu’il possède trois caractéristiques : il doit être ouvert à tous, du moment que chacun poursuit l’objectif politique du « grand rajeunissement de la nation chinoise » ; il doit être compétitif, c’est-à-dire qu’il doit reposer sur la mise en concurrence entre les fonctionnaires ; et il doit enfin récompenser la vertu, c’est-à-dire récompenser les fonctionnaires qui ont les meilleurs résultats.
Dans le milieu académique, on dit souvent que le système chinois de la sélection et de la promotion des cadres et des fonctionnaires est à l’origine du « miracle économique » de notre pays. Cela est-il vrai selon vous ?
L'économie chinoise, si l’on s’en tient à la question de l'économie politique, repose sur trois principes. Le premier est celui de la neutralité du gouvernement : c'est-à-dire que le gouvernement central chinois est impartial et ne sert pas de groupes particuliers, que les ressources sont allouées de manière impartiales et indépendamment des intérêts spécifiques de chaque groupe social. Cela permet de favoriser une meilleure politique économique sur le long terme, mais aussi d’éviter une mauvaise allocation des ressources.
Deuxièmement, notre économie repose sur le principe de la décentralisation fiscale. Notre pays est le plus décentralisé au monde. Les recettes fiscales des collectivités locales en Chine représentent plus de la moitié des recettes fiscales à l’échelle du pays. Les recettes fiscales des collectivités locales reposent à plus de 70 % sur la fiscalité foncière et leurs dépenses représentent d’autre part 85 % du budget national. De même, les dépenses du gouvernement central ne représentent que 15 % du budget national. Cette logique de décentralisation financière et fiscale permet de donner plus de marges de manœuvres pour les responsables au niveau local. Ils ont plus d’incitations et peuvent donc mieux innover.
Enfin, notre économie repose sur le principe de la sélection des fonctionnaires. Il existe d’une part une séparation des pouvoirs qui permet de garantir l’autonomie des fonctionnaires locaux et de garantir la possibilité de l’évaluation de leurs performances, mais il existe aussi une séparation des pouvoirs qui pousse les fonctionnaires à promouvoir la croissance économique. De son côté, le gouvernement central est au cœur de l’économie : il prend les décisions en ce qui concerne la promotion et la mobilité des fonctionnaires, il s’assure de la direction générale de l’économie et du progrès de la croissance dans sa globalité.
Cet article a été initialement publié en chinois sur Chinanews.com.cn.
Photo du haut : Unsplash
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