
Bruno Guigue : la Chine, pilier méconnu de la victoire sur le fascisme mondial
La Seconde Guerre mondiale a commencé en Chine
À commencer, on s’en doute, par cette erreur de perspective qui consiste à dater le déclenchement du second conflit mondial en septembre 1939, alors qu’il fait rage au cœur de la Chine depuis juillet 1937 et même, si l’on veut bien prêter attention aux derniers travaux de l’historiographie chinoise, depuis septembre 1931 dans la province chinoise de Mandchourie. À cette date débute en effet une invasion massive du territoire chinois par les forces japonaises, laquelle a provoqué entre les deux pays un affrontement quasiment ininterrompu jusqu’en 1945. Et si le gouvernement de Chiang Kai-shek a négocié une trêve en 1932, les combats n’ont jamais vraiment cessé, durant quatorze ans (1931-1945), entre les troupes d’occupation japonaises et les forces chinoises, qu’il s’agisse des armées gouvernementales ou de la résistance communiste.
À cet argument, on pourrait répondre que le récit ayant cours en Occident se concentre en priorité sur les événements qui l’ont affecté, qu’il s’agit tout au plus d’une erreur de perspective bien compréhensible, et non d’une occultation délibérée du rôle des autres régions du monde dans cet affrontement planétaire. Pourquoi pas ? Mais dans ce cas, quelle légitimité détient un tel récit historique lorsqu’il prétend rendre compte de la « Seconde Guerre mondiale » ? Soit la narration vise à relater le cours des événements en Occident, et sa focalisation sur cette aire géographique est légitime. Soit elle entend faire le récit d’une véritable guerre mondiale, et cette focalisation ne l’est plus.
Le fait historique, disait Paul Veyne, n’existe pas comme tel, « c’est un croisement d’itinéraires ». Il n’avait pas tort, mais encore faut-il éviter de faire fausse route dans le choix des itinéraires et en l’occurrence de prendre l’Occident pour le monde entier. À cet égard, le récit russo-soviétique du conflit a le mérite de la cohérence, dès lors qu’il fait coïncider logiquement les faits mentionnés et leur appellation : en s’inscrivant dans une chronologie uniquement valable pour l’URSS, la « Grande Guerre patriotique » de 1941-1945 désigne bien l’expérience historique vécue par le peuple soviétique et ne prétend pas fournir une explication exhaustive des événements planétaires durant la période considérée.
Les facteurs d’une minimisation
Si la première distorsion du discours dominant porte sur la datation de son véritable déclenchement, la deuxième concerne à l’évidence le bilan humain du conflit mondial. Depuis la fin de la guerre, rares sont les ouvrages occidentaux qui indiquent avec un minimum d’exactitude historique les pertes humaines subies par la Chine.
Peu détaillé, le déroulement des combats en Chine y est relégué aux marges de l’histoire militaire au profit du théâtre d’opérations européen et de la « guerre du Pacifique ». Cette expression a d’ailleurs été imposée par Washington afin de réduire la guerre dans cette partie du monde au duel entre deux puissances aéronavales pour le contrôle des îles du Pacifique, faisant ainsi l’impasse sur le théâtre d’opérations chinois et ses vastes affrontements terrestres.
Atteint de myopie historique, le récit occidental dominant omet généralement de dire, en effet, que la Chine a immobilisé sur son sol le gros des forces terrestres japonaises durant quatorze ans, que sa résistance a empêché Tokyo de lancer contre l’URSS une dangereuse attaque de revers, que les forces américaines n’ont affronté de 1941 à 1945 qu’une petite partie des troupes terrestres japonaises, que 70 % des pertes militaires de l’empire nippon lui ont été infligées sur le front chinois, que 100 millions de Chinois ont été déplacés et que 20 millions d’entre eux ont perdu la vie à cause de la guerre dévastatrice menée par l’envahisseur : autant de faits passés par pertes et profits d’un récit occidental dont le moins qu’on puisse dire est qu’il prend ses aises avec la vérité historique.
Ces faits étant désormais clairement établis et connus d’un large public dans le monde entier, reste la question de savoir pourquoi leur occultation a si bien résisté en Occident au progrès de la connaissance objective des événements : en d’autres termes, quels sont les facteurs, politiques ou idéologiques, qui expliquent la minimisation persistante, jusqu’à nos jours, du rôle de la Chine durant la Seconde Guerre mondiale ?
La première réponse à cette question tombe sous le sens : influencée par une vision occidentalo-centrée du conflit, l’historiographie dominante relègue spontanément l’Asie orientale au rang de théâtre d’opérations secondaire. La distance géographique, cependant, n’est pas seule en cause. L’effacement du rôle de certaines populations, dans la narration dominante, puise aussi son inspiration dans le préjugé colonial qui leur dénie toute capacité d’action autonome. Incapables de faire leur propre histoire, comment ces peuples passifs auraient-ils contribué à la victoire sur les puissances de l’Axe ?
Le premier peuple au monde à avoir résisté au fascisme
C’est la Chine, pourtant, qui a subi la première agression fasciste du XXe siècle. Avant l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie mussolinienne (1935) et l’intervention italo-allemande pour soutenir Franco en Espagne (1936), le Japon a envahi les trois provinces orientales de la Chine en septembre 1931 à la faveur de « l’incident (fabriqué) de Moukden ». Et si cette agression peut être qualifiée de « fasciste », c’est compte tenu du caractère ouvertement raciste et belliciste de la politique nippone, avant même la signature du très fascisant « pacte antikomimtern » de 1936 entre Berlin, Rome et Tokyo.
Outre la soumission de la Chine, les ambitions expansionnistes de l’Empire nippon incluaient la domination de l’ensemble de l’Asie et du Pacifique. Mais c’est le peuple chinois qui fut le premier au monde à résister à la barbarie fasciste. Avec le déferlement des forces nippones sur l’ensemble du territoire chinois, à partir de 1937, la résistance chinoise donna naissance au premier champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Et de juillet 1937 à l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941, quatre années durant, la Chine ne put compter que sur elle-même pour affronter l’envahisseur.
Un combat d’autant plus difficile que le Japon, puissance industrielle, pouvait fabriquer un armement lourd dont les troupes chinoises étaient généralement dépourvues : des porte-avions, des cuirassés, des avions, des chars, de l’artillerie. Les officiers supérieurs japonais qui ont envahi la Chine prétendaient avec arrogance que trois mois tout au plus suffiraient à régler « l’incident chinois », et ils tentèrent de conquérir la Chine en mobilisant des moyens colossaux : 600 000 hommes en 1937, portés à plus d’un million dès 1939, la majeure partie du budget militaire nippon étant consacrée à l’occupation du continent et aux combats incessants avec les troupes chinoises.
Sculpture du général
Yang Jingyu (chef militaire, commandant en chef et commissaire politique de la
1re armée de route de l'armée unie anti-japonaise du Nord-Est) et
ses hommes combattant dans les régions de Baishan et de Heishui. © Xinhua
Batailles frontales et guérilla contre l’envahisseur
Malgré ses efforts, le Japon ne put venir à bout de la résistance du peuple chinois. Ce dernier rassembla ses forces pour former un rempart contre l’envahisseur, que ce soit lors des batailles frontales de Taiyuan, Songhu, Xuzhou, Nanjing, Wuhan, menées par le Guomindang, ou celles dirigées par le Parti communiste chinois derrière les lignes ennemies comme la « Bataille de Pingxingguan », « l’Offensive des cent régiments », ou encore les combats que livra l’Armée unie antijaponaise du Nord-Est au cœur de la Mandchourie, sans compter les innombrables actions de la guérilla communiste pour établir des bases antijaponaises et ouvrir des brèches sur le front arrière.
Exigeant la formation d’un « Front Uni » avec les nationalistes, le Parti communiste fit de la lutte pour la libération nationale une priorité absolue. Pour s’acquitter de cette tâche historique, Mao a compris qu’il fallait « tirer parti du caractère révolutionnaire de la guerre de résistance pour en faire une guerre du peuple ». Car la guerre de mouvement est en passe d’être gagnée par le Japon, expliqua-t-il, et durant cette première phase, c’est l’armée nationaliste qui joue le rôle de premier plan. Mais lorsqu’on passera à la deuxième phase, en revanche, c’est la guerre de partisans qui prendra le relais.
En frappant sur les flancs de l’ennemi, enseignait Mao, l’Armée rouge épuisera l’ennemi. Elle mettra à profit l’étirement de ses lignes de communication pour le harceler. Elle lui donnera le coup de grâce, le moment venu, en jetant toutes ses forces dans la bataille. Cette guérilla anti-japonaise sera déterminante pour l’issue du conflit. Car la Chine est « un grand pays faible attaqué par un petit pays puissant », et la guerre de partisans y exercera une fonction non seulement tactique, mais stratégique : l’envahisseur « finira par être englouti dans l’immense mer chinoise »1.
Le rôle décisif de la résistance chinoise
La résistance opiniâtre du peuple chinois eut deux conséquences majeures, contribuant à sceller le sort du conflit mondial.
Elle eut d’abord pour effet de mettre en échec le plan japonais d’agression contre l’URSS en mobilisant le gros des forces nippones sur le front chinois, ce qui permit à Staline de concentrer ses troupes pour la défense de Moscou en décembre 1941. Déjà échaudé par sa défaite face à Joukov en Mongolie en décembre 1939, l’état-major japonais privilégia désormais la poussée vers le Sud (le Sud-Est asiatique et les colonies européennes) au détriment de l’offensive antisoviétique en direction du Nord. Et en août 1945, c’est l’armée soviétique passant à l’offensive qui donnera le coup de grâce aux troupes japonaises stationnées en Chine du Nord.
Deuxièmement, la résistance chinoise eut pour effet d’infléchir la politique américaine en confortant Roosevelt dans la conviction que la guerre pouvait être gagnée grâce au « superbe combat défensif de la Chine qui, j’ai des raisons de le croire, gagnera en force » (27 mai 1941). C’est pourquoi il envoya le général Stilwell occuper les fonctions de chef d’état-major auprès de Chiang Kai-shek. L’aide américaine permit de mettre à profit l’immense territoire de la Chine pour tenir le Japon en échec et immobiliser ses forces terrestres, lesquelles manqueront cruellement à l’état-major japonais face aux forces américaines dans les îles du Pacifique.
En février 1942, le président américain fit cet éloge de la résistance chinoise dans un télégramme adressé à Chiang Kaï-chek : « Sa résistance héroïque au cruel agresseur a valu à l’armée chinoise les plus dignes éloges de la part du peuple américain et de tous les autres peuples épris de liberté. Le peuple chinois armé et désarmé qui, depuis près de cinq ans, offre une résistance farouche à un ennemi bien mieux équipé, ainsi que l’esprit indomptable dont il fait preuve face à un tel contraste, sont une source d’inspiration pour tous les combattants et les peuples des autres nations unies dans la résistance »2.
Fierté nationale et gage d’unité
La contribution chinoise à la lutte antifasciste explique également la signature de la Chine au côté des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Union soviétique lorsque ces nations publièrent la Déclaration des Nations Unies à la Maison Blanche, le 1er janvier 1942. Rejoint par vingt-deux autres pays le lendemain, cet engagement marqua l’établissement officiel d’une alliance mondiale contre le fascisme et la création d’une structure diplomatique dite des « Quatre Grands », scellant cette grande coalition contre les puissances fascistes préconisée inlassablement, depuis 1937, par le gouvernement chinois. Et c’est cette contribution décisive de la Chine au combat commun qui a également provoqué l’abolition des traités inégaux hérités du siècle précédent.
C’est pourquoi Xi Jinping a déclaré lors du 70e anniversaire de la victoire de 1945 : « La victoire de la guerre de résistance du peuple chinois contre l’agression japonaise a été un triomphe pour toute la nation chinoise. Elle a non seulement brisé la tentative du militarisme japonais de coloniser et d’asservir la Chine, mais elle a également aboli les traités inégaux signés avec les puissances impérialistes depuis les temps modernes, permettant à la Chine de laver un siècle d’humiliation nationale (…) La victoire a jeté des bases solides pour l’indépendance et la libération de la Chine, elle a établi un tournant historique pour le grand rajeunissement de la nation chinoise et a fourni la condition préalable essentielle à sa réalisation ».
Le 3 septembre 2025, les Chinois célébreront le 80e anniversaire de cette victoire chèrement acquise en organisant un impressionnant défilé militaire au cœur de la capitale, Beijing. Elle est pour eux, en effet, une source légitime de fierté nationale et un gage irremplaçable d’unité nationale. Car la Chine reconnaît que les nationalistes et les communistes chinois ont pris toute leur part dans le combat libérateur contre l’envahisseur japonais, qu’il s’agisse des armées du gouvernement de Nanjing, puis de Chongqiing, ou des forces de guérilla qui ont harcelé avec succès les troupes nippones. Célébrée par le peuple chinois unanime, cette unité dans la lutte victorieuse contre l’envahisseur a une valeur exemplaire, et elle constitue un sérieux antidote contre tous les ferments de division.
Bruno Guigue est chercheur en philosophie politique et analyste politique.
1 Mao Zedong, Problèmes stratégiques de la guerre des partisans contre le Japon, mai 1938.
2 Gu Yunshen, La Seconde Guerre mondiale et la
Chine, Conférences chinoises de la rue d’Ulm, 2022.
Photo du haut : l'armée chinoise stationnée dans la ville de Wanping se précipitant vers le pont de Lugou (Beijing) pour résister à l'armée japonaise. © Xinhua
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