[La Chine et ses voisins] Chine - Israël : une relation sous la contrainte

1635152051386 Le 9 Emmanuel LINCOT

Relation ancienne que celle entre les communautés juives et la Chine, complexifiée par les enjeux hier de la Guerre froide, aujourd’hui de la rivalité sino-américaine, avec un problème récurrent et soulevé par la diplomatie chinoise : la question palestinienne. Toutefois, depuis l’été dernier, pour la première fois de son histoire, et par l’engagement de son ministre des Affaires étrangères, Wang Yi, Pékin a explicitement proposé sa médiation dans le conflit qui oppose les Palestiniens à l’État hébreu. Une façon sans doute, verront ses détracteurs, de détourner l’attention et les critiques occidentales portées sur le Xinjiang. Pour autant, le poids exercé par la Chine dans cette partie du monde en fait un médiateur de plus en plus privilégié sur le plan politique et la part des échanges économiques israélo-chinois n’a cessé de croître au cours de ces dernières années.

Une histoire ancienne 

Nombre de survivants des camps de la mort se souviennent que la Chine a été pour de nombreux juifs une terre de refuge durant la seconde guerre mondiale. C’est dans le sillage de la colonisation anglaise, bientôt suivie d’un afflux de réfugiés d’Europe de l’Est, que Shanghai, principalement, reçut une vague importante d’immigrés juifs. La plupart fuyaient la montée de l’antisémitisme. Ils furent une vingtaine de milliers originaires d’Autriche, de Pologne, de Russie ou de Lituanie à s’installer dans le district le plus pauvre de la ville de Shanghai, Hongkou. Les autorités chinoises pratiquaient alors une politique de la main ouverte vis-à-vis de ces hommes et de ces femmes que l’Europe persécutait. Malgré les incertitudes de la seconde guerre mondiale et l’occupation japonaise de Shanghai, ces communautés surmontèrent les difficultés de la période. Elles durent d’abord leur survie à un extraordinaire réseau d’entraide et à la générosité de puissants hommes d’affaires établis dans la ville depuis plusieurs décennies. D’entre tous, Victor Sassoon (1881-1961), joua un rôle important. Bien qu’issu d’une famille séfarade de la Mésopotamie (Irak actuel), ses relations à travers la ville s’avérèrent un précieux recours pour ces familles ashkénazes ayant fui la révolution bolchevique puis le nazisme. De simples anonymes ou de grandes personnalités comme le violoniste Alfred Wittenberg (1880- 1952) ou le compositeur Wolfgang Fraenkel (1897-1983) s’y réfugièrent. Ils furent à l’origine de la formation d’un très grand nombre de musiciens au conservatoire de Shanghai parmi lesquels Tan Shuzhen (1907-2002), Li Minqiang (1936) ou Sang Tong (1923). La journaliste Ruth Weiss, (1908-2006) par sympathie marxiste, s’engagea aux côtés d’Agnes Smedley (1892-1950) dans la défense des communistes chinois. Elle s’établit à Shanghai où elle rencontra Song Qingling (1893-1981) – la veuve du révolutionnaire Sun Yat-sen (1866-1925) – ainsi que l’écrivain Lu Xun (1881-1936). Plus radical fut le médecin Jacob Rosenfeld (1903-1952) qui, après avoir exercé dans son appartement du Grosvernor House, rejoignit l’Armée Populaire de Libération et sauva dans le nord-ouest du pays des centaines de vies humaines. 

Shanghai demeura un havre pour des milliers de personnes dont la vie en Europe était alors en danger.

On le surnomma le général Luo. Un hôpital situé dans la province du Shandong et inauguré par l’ancien président Hu Jintao, en 2006, porte désormais son nom. Ces quelques noms montrent l’extraordinaire richesse historique de ce précédent important. Shanghai demeura un havre pour des milliers de personnes dont la vie en Europe était alors en danger. 

Dès la proclamation de la République populaire de Chine (1949), l’ébauche d’une relation diplomatique entre Pékin et Tel Aviv est esquissée. En dépit des démarches de l’ambassadeur David Haochen auprès de son homologue Yao Zhong-ming à Rangoon, capitale de la Birmanie, la guerre froide entrave la concrétisation de cette reconnaissance entre les deux États. La guerre de Corée conjuguée aux fortes réticences de l’administration Truman bloque les négociations. Il faudra attendre près de quatre décennies, pour qu’elles reprennent enfin. Le soutien révolutionnaire et la tactique de guérilla participeront dès lors de cette « troisième voie » que la Chine de Mao Zedong entendra promouvoir contre les puissances coloniales française et britannique mais aussi contre Israël, vigoureusement critiqué pour son intervention à Suez, en 1956. Plusieurs leviers seront alors actionnés : ressentiment anti-occidental avant tout et sympathie marxiste dans une bien moindre mesure ; l’atavisme religieux des élites musulmanes jouant ici à contre-courant d’un athéisme inhérent au régime communiste chinois. L’intégration de la Chine au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU (1971) d’une part, la normalisation des relations sino-américaines (1979) de l’autre contribuent largement à un changement de cap diplomatique. Ainsi, Pékin qui, fin de la guerre froide aidant, établit en 1992 des relations diplomatiques avec Israël. 

Vers une relation complexe 

La ligne Rouge du « métro léger » de Tel Aviv, construite par la China Railway Tunnel Group et dont les wagons sont fournis par la Changchun Railway Vehicles © Xinhua

Dans les vingt années qui ont suivi l’établissement de leurs liens diplomatiques, leurs échanges bilatéraux ont été multipliés par 200, dépassant les 10 milliards de dollars en 2012. La Chine est actuellement le troisième partenaire commercial d’Israël. Pour autant, nombre d’observateurs estiment que cette relation subit le contre coup des rivalités entre Washington et Pékin. L’enjeu est évidemment considérable pour l’avenir des relations sino-israéliennes. Plus de 1 000 entreprises israéliennes sont impliquées dans la coopération technologique avec la Chine. Les entreprises chinoises ont massivement investi en Israël dans le domaine des transports bien que certains projets aient été suspendus comme le train à grande vitesse reliant Eilat à Ashood. L’aménagement des tunnels du Carmel, le développement des ports de Haïfa et d’Ashood ou la construction du métro léger de Tel Aviv comptent parmi les réussites chinoises les plus visibles dans l’État hébreu. Bien qu’Israël ne soit pas un partenaire officiel du projet des Nouvelles Routes de la soie, les autorités israéliennes ont adhéré à la Banque asiatique des investissements pour les infrastructures dès 2015 tandis que des start-ups chinoises ont investi dans ce haut lieu de la haute technologie promu par Israël qu’est la « Silicon Wadi ». Depuis 2010, la Russie et Israël constituent les principaux exportateurs de systèmes d’armes pour des missiles balistiques destinés à la Chine. Un fait qui ne cesse d’inquiéter le Pentagone. Déjà en l’an 2000, l’administration américaine s’était fermement opposée à l’exportation de son système Phalcon. Cinq ans plus tard, ce sont les Harpy killer drones que Washington refusait à Tel Aviv la possibilité d’acheminer vers Pékin. 

CARTE

Plus récemment les rôles se sont inversés car c’est la Chine qui a exporté ses propres drones militaires à destination d’Israël au grand dam des Américains. Dans les faits, cette coopération sino-israélienne n’a cessé de prendre de l’ampleur et tout particulièrement dans le domaine civil. Ainsi, que ce soit dans le secteur des télécommunications ou celui de l’agriculture, ces relations répondent à des besoins très réels, comme les techniques d’irrigation des sols et l’assèchement des terres arables, auxquels les deux pays sont confrontés. Toute la question pour les analystes est de savoir comment ces relations pourront évoluer dans le contexte post-Benjamin Netanyaou. Elles font débat au plus haut niveau de l’État hébreu. Ainsi, Yossi Cohen, ancien patron des services de renseignement israéliens, déclarait récemment : « Je ne vois pas ce que les Américains veulent des Chinois. Si quelqu’un le sait, qu’on me le dise… La Chine n’est pas opposée à nous et nous ne sommes pas son ennemi ». Faut-il y entendre la voix de la raison ou comprendre qu’Israël fait preuve d’un solide pragmatisme ? Après tout, le gouvernement israélien sait que Pékin entretient des relations étroites avec l’Iran, ennemi juré de l’État hébreu. Il sait aussi que l’Arabie Saoudite a opéré un spectaculaire rapprochement avec la Chine et qu’elle n’est pas insensible au sort des Palestiniens… L’évincement de Huawei et de la 5G du marché israélien il y a quelques mois serait-il déjà le signe d’un revirement ? Paradoxalement, et plus que jamais, la relation sino-israélienne semble dépendre chaque jour davantage des tensions entre les deux géants du siècle.

Emmanuel LINCOT est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.

Photo : Jérusalem. Source © Pixabay


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