Que se cache derrière la « théorie de la menace chinoise » ? – Analyse de Jan-Boje Frauen

1645183678523 China News Wan Shuyan

À mesure que la Chine monte en puissance sur la scène internationale, certains hommes politiques et médias occidentaux se mettent à spéculer sur ce qu’ils appellent « la théorie de la menace chinoise ». Un phénomène que Jan-Boje Frauen, chercheur postdoctoral allemand en anthropologie à l’Institut d’Anthropologie de l’Université de Xiamen, tente d’analyser dans un entretien pour China News.

CNS : Comment est née la « théorie de la menace chinoise » ?

Jan-Boje Frauen : Il n'y a pas de véritable « théorie de la menace chinoise ». Celle-ci peut être considérée comme une formule générique pouvant recouvrir de nombreux points de vue différents – ce que j'appelle différents récits de la « menace » perçue. Ils viennent de différents horizons, dont certains sont intrinsèquement contradictoires. Je préfère les appeler "récits" plutôt que "théories", car il y a peu de recherches scientifiques derrière ces points de vue.

Les États-Unis connaissent très peu la Chine. Ainsi, le récit « Chine » devient un espace projeté, au moins partiellement distinct de la Chine réelle. 

Le récit de la « menace chinoise » émane de différentes sources. La thèse du « péril jaune », par exemple, remonte à la guerre de l'opium (1839-1942), voire avant. Elle soutient que les Asiatiques sont les « autres », les « Orientaux », qu’ils sont intrusifs, et que le système oriental est inférieur. Il y a une logique selon laquelle la Chine finira par devenir comme l'Occident, et les tenants de cette logique croient fermement que, partout où il y aura succès et progrès économiques, la démocratie libérale de style occidental suivra. Les « terres sauvages » seraient cultivées par les Occidentaux ou influencées par l’Occident. Ce récit, qui voit la Chine comme un empire à bout de souffle, ignore complètement les changements radicaux et la modernisation qui se sont produits en Chine au 20e siècle, en particulier au cours des 40 dernières années.

D’autre part, le récit de la Chine est de plus en plus teinté de « terreur rouge » et de « menace communiste », soulignant que la Chine est un pays socialiste apparenté au communisme qui a échoué en Union soviétique, qu’elle sera coupée de l'Occident, et qu’elle tente d'étendre sa sphère d'influence pour contrebalancer la domination de l'Occident. Mais ce récit méconnaît le fait que le système chinois d'aujourd'hui n’a quasiment rien à voir avec celui de l'Union soviétique.

Selon les deux récits que je viens d’évoquer, la Chine devait soit lever le « rideau de fer » et s'effondrer au cours des 20 dernières années, soit devenir une démocratie à l'occidentale. Bien sûr, rien de tel ne s’est produit en Chine.

Le système chinois fonctionne même s'il n'est pas occidental, et rien n'indique qu'il deviendra plus occidental avec le temps. En conséquence, nous avons vu plus de « récits autour de conflits de systèmes » ces derniers temps. Pourtant, ils ne permettent pas de comprendre la vraie Chine.

CNS : En août 2021, vous avez publié une thèse intitulée Le récit de la « menace chinoise » : une analyse des fondements de la perception américaine de la Chine, du début du 21e siècle à la présidence de Donald Trump. Quelle était votre intention initiale en rédigeant cette thèse ? 

JBF : J’ai voulu étudier la façon dont est présenté le « défi chinois » dans les livres d'économie et de commerce publiés aux États-Unis : le racisme flagrant qui s’en dégage m’a consterné. J'ai donc entrepris de lire des écrits américains à connotation raciste visant les Chinois et les Asiatiques, et j’en ai été bouleversé. Les meilleures universités américaines semblent limiter délibérément le taux d’admissions des étudiants asiatiques. Il y a un « mauvais racisme », que l'Amérique combat depuis des décennies. Il y a également un « racisme acceptable » qui vise les Asiatiques : l’exemple flagrant en est le propos de Donald Trump lorsqu’il parle de « virus chinois » ; depuis, les crimes haineux contre les Asiatiques se sont multipliés.

Aux yeux des Américains, la Chine est une entité étrangère hostile, intrigante, potentiellement dangereuse et désireuse de dominer le monde. Ce discours vaut pour l’économie chinoise comme pour la puissance militaire chinoise, sans cesse croissante. À bien des égards, cela fait écho à la rhétorique de la guerre froide. La montée en puissance de la Chine est jugée préjudiciable à la lutte mondiale contre le réchauffement climatique. L’Occident se focalise sur la Chine comme étant le premier émetteur de gaz à effet de serre, mais mentionne rarement le fait qu’en Chine, les émissions de gaz par habitant sont en réalité beaucoup plus faibles qu’aux États-Unis, et que la Chine a mis en place des mesures efficaces pour contrôler la croissance démographique.

Une autre « menace » repose sur la crainte qu'un effondrement de l'économie chinoise mette à mal le système financier mondial. Ironiquement, dans ce discours, nous trouvons une peur occidentale de l'échec de la Chine, ce qui souligne l'importance de ce pays dans le système mondial.

De toute évidence, il existe une contradiction : d’un côté, la Chine est perçue comme une superpuissance très complexe et potentiellement dangereuse en raison de divergences idéologiques ; de l’autre, elle est considérée comme étant dangereuse de par un manque de maturité et de planification dans son ascension, ce qui peut entraîner divers problèmes à l’échelle mondiale.

Quoi qu’il en soit, ces visions ne peuvent en aucun cas être appelées « théories ». « Théorie » suppose évaluation scientifique, mais aucune évaluation scientifique ne fonde ni l’une ni l’autre de ces considérations.

CNS : Que cache vraiment la « théorie de la menace chinoise » ? Ces dernières années, les termes utilisés par les États-Unis et l'Occident pour stigmatiser la Chine ont constamment changé. Comment l’expliquez-vous ? Quelle est la substance  de la « théorie de la menace chinoise » ?

JBF : La « théorie de la menace chinoise » est bien plus un point de vue qu'une véritable théorie. Cette rhétorique apparaît chaque fois que la Chine est considérée comme un « autre » contre les États-Unis. Ces derniers se définissent comme « bons » et « droits » par rapport à « l'autre ». Ainsi, il peut y avoir différentes connotations sémantiques pour ce que le concept « autre » contient réellement, et dont beaucoup procèdent de l'ancienne rhétorique de la guerre froide, plutôt que de la réalité actuelle de la Chine.

Alors que la Chine est de plus en plus considérée comme la deuxième puissance dominante mondiale, les États-Unis doivent y faire face. Et la montée en puissance de la Chine conduit au renforcement de « l’autre ». La dichotomie qui oppose le « monde libre » au soi-disant « autre » vient encore de la guerre froide. En fait, la Chine est de plus en plus perçue comme une menace réelle.

CNS : Comment, de nos jours, les grandes puissances peuvent-elles coexister de façon pacifique ?

JBF : Difficile de répondre à cette question. Durant la guerre froide, les tenants du « réalisme politique » pensaient que le monde le plus sûr était un monde bipolaire, et qu’une guerre ouverte entre les deux principales entités entraînerait une « destruction mutuelle assurée » (concept de MAD). C’est sans doute le pire chemin vers la paix et la stabilité qu’on puisse imaginer.

Outre le risque de destruction, cela signifie aussi que le monde est divisé en deux, avec peu de contact et de coopération entre les deux camps antagoniques sur la scène internationale. Aujourd’hui, de nombreuses « théories de la menace chinoise » supposent que ce sera également le cas entre la Chine et l’Occident ou entre la Chine et les États-Unis.

Après la guerre froide, deux théories ont gagné du terrain. L'une est la « théorie du choc des civilisations » de Samuel Huntington, qui soutient que l'avenir sera défini par des luttes entre les sphères culturelles. En la matière, le monde arabo-musulman et la Chine sont, pour l’Occident, les plus dangereux et les plus destructeurs. L’autre théorie, décrite dans le livre La fin de l’histoire de Fukuyama, prédit que toutes les nations vont désormais devenir des démocraties de style occidental et s’unir pour la paix. La mise en relation de ces deux théories révèle un problème dans la logique occidentale : soit une guerre éclate entre les cultures orientale et occidentale, soit la culture orientale deviendra semblable à la culture occidentale. Or, le monde d’aujourd’hui est au-delà du point où la division des camps est encore possible. En fait, nous sommes confrontés à une crise mondiale qui menace l’existence de chacun d’entre nous.

Pour un avenir prospère, il est très important que l’Occident surmonte sa tradition impérialiste et apprenne à accepter qu’il n’est pas nécessaire que tous les pays rejoignent le système occidental. Cela ne signifie pas que les conflits seraient inévitables, ni que les deux parties ne pourraient pas coopérer.

Jan-Boje Frauen est un universitaire allemand, actuellement chercheur postdoctoral en philosophie des sciences au département des Sciences humaines de l’Université de Xiamen (Chine). En 2019, il obtient un doctorat en relations internationales de l'Université de Xiamen et une maîtrise en philosophie et linguistique, respectivement de l'Université de Göttingen en Allemagne et de l'Université de Californie aux États-Unis.

Photo © Liu Boan / Xinhua

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