
Zhou Wen : « Ce qui se produit en Chine a désormais des répercussions mondiales »
Comment expliquer l’essor et le déclin des grandes puissances de ce monde ? C’est une des questions à laquelle Zhou Wen cherche à répondre, dans son dernier livre sorti en octobre 2021 : L'essor et le déclin des nations. Professeur émérite de l'université Fudan et vice-président de l'Institut du marxisme de l'université Fudan à Shanghai, Zhou Wen s’intéresse en particulier au sort de son propre pays, la Chine. Dans une interview accordée à China News, il revient sur ce qu’il considère comme une loi de l’Histoire : la renaissance de la nation chinoise intervient au moment où la puissance de l’Occident décline. La Chine retrouve la place qu’elle occupait avant l’essor économique de l’Occident, qui atteint désormais ses propres limites.
China News Service : Le système international a pendant longtemps reposé sur un modèle « occidentalo-centré ». Cette tendance est en train de changer avec la montée en puissance de la Chine. De quand peut-on dater ce changement ?
Zhou Wen : Depuis la politique de réforme et d'ouverture (lancée par Deng Xiaoping en 1978), la Chine a bouleversé le discours dominant produit par l’Occident sur la gouvernance mondiale. L’ouverture de la Chine a aussi coïncidé avec le moment où l’Occident est entré dans une époque marquée par de grandes incertitudes et un ralentissement économique. Il y a eu une nouvelle rupture par la suite, au moment où la Chine a remplacé le Japon en 2010 en tant que deuxième plus grande économie mondiale. Et, enfin, la Chine a de nouveau capté l’attention de la communauté internationale avec la crise sanitaire de la Covid-19. La Chine a en effet réussi à gérer la situation sanitaire et elle a très tôt renoué avec la croissance économique. Il est donc possible d’affirmer que la grandeur d’un pays sur la scène internationale dépend en grande partie de sa capacité à attirer l’attention des autres, comme l’affirme d’ailleurs Jonathan Spence, historien américain et spécialiste de la Chine. Notre pays est même devenu un acteur incontournable de la mondialisation : les problèmes de la Chine sont en train de devenir les problèmes du monde, et il est maintenant clair que ce qui se produit en Chine a désormais des répercussions mondiales.
CNS : Comment la Chine a-t-elle fait pour rattraper l’Occident ?
Zhou Wen : L’Histoire nous apprend que le développement repose toujours sur la manière dont l’État intervient dans l’économie. On sait que l’économie de marché est un système d’échanges qui repose principalement sur une sorte « d’ordre spontané ». Mais cet ordre spontané repose en réalité sur un ensemble de règles, déterminées par la forme juridique et politique de l’État, des règles qui assurent la gestion de l’économie de marché. Pendant l’époque moderne en Chine, entre 1840 et 1949, notre pays a connu une stagnation car il a manqué d’un État capable d’assurer cette gestion de l’économie. Ce n’est pas tant que l’économie de marché était insuffisamment développée en Chine, c’est plutôt que le gouvernement était impuissant pour la réguler. Aujourd’hui le gouvernement chinois est capable d’assurer cette régulation ; il parvient à tirer les avantages de l’économie de marché tout en minimisant les inconvénients, il conduit ainsi l’économie chinoise sur la voie du succès.
En Occident, c’est justement cette capacité de gestion du marché par l’État qui se trouve en crise. Ce n’est pas uniquement parce que l’économie de marché produit ses propres limites, c’est aussi et surtout parce qu’on constate un problème de gouvernance. C’est pourtant une nouveauté dans l’histoire occidentale, car, au XIXe siècle déjà, Alexis de Tocqueville et Alexander Hamilton, l'un des pères fondateurs des États-Unis, avaient déjà compris l’importance de s’en remettre à l’État pour assurer le développement du pays. C’est le contrôle étatique du marché, et non le marché livré à lui-même, qui ont favorisé l’essor économique de l’Occident. C’est une chose qui a été complètement oubliée aujourd’hui, avec l’application des recettes du néo-libéralisme.
CNS : L'Occident ne semble pas très à l’aise avec la renaissance de la Chine, ils ont l’impression que celle-ci cherche à les défier. Comment pourrait-on rassurer les Occidentaux ?
Zhou Wen : L’Occident croit que la Chine s’apprête à commettre les mêmes erreurs que lui-même a commises dans le passé. Jusqu’à présent, la Chine est pourtant parvenue à se développer grâce à son ouverture au monde extérieur et grâce à ses réformes à l’intérieur de ses frontières. Elle n’a pas eu à se lancer dans un pillage du reste du monde, à faire la guerre où que ce soit, ni même à coloniser qui que ce soit. Cette mentalité de confrontation nuit à la fois à la Chine et à l’Occident lui-même. On peut dire que la montée en puissance de la Chine va questionner la pertinence du fonctionnement du système international, qu’elle va remettre en question l’hégémonie occidentale sur le système international, et qu’elle va rééquilibrer le système de la gouvernance mondiale. Dans ce sens, il est vrai que le développement de la Chine chamboule l’ensemble du système international. Mais la Chine n’a jamais eu, n’a pas et n’aura jamais l’intention de changer l’Occident. Nous entrons, dans ce nouveau siècle, dans une nouvelle ère de partage dans la gouvernance mondiale : l’Occident va juste devoir apprendre à partager.
CNS : Nous avons l'habitude de considérer l’Occident comme le centre du monde et l’Orient comme une marge de la mondialisation, ainsi que d’assimiler l’Occident à la modernité et l’Orient au sous-développement. Cette vision du monde est-elle encore d’actualité ?
Zhou Wen : Il ne faut jamais oublier que l’Orient était plus avancé que l’Occident pendant une assez longue période, entre 500 après J.-C. et le XIXe siècle. L’Orient a d’ailleurs joué un rôle majeur dans l’essor de l’Occident au cours de cette période. Vers le VIe siècle de notre Ère, beaucoup d’idées, de systèmes et de technologies ont été transmises de l’Orient à l’Occident, ce dernier les a ensuite absorbées pour mener ses grandes explorations à travers le monde. Après la découverte de l’Amérique en 1492, beaucoup de ressources de l’Orient ont été utilisées par l’Occident. Il y a 100 ans déjà, dans son livre The Problem of China (1922), le philosophe britannique Bertrand Russell avait déjà prédit que la Chine finirait par jouer le rôle international qui lui revient. Ses prédictions se révèlent de plus en plus justes. C’est même une aubaine pour le monde : l’essor de la Chine, compris dans une perspective historique plus large, signifie également que la voix des pays en développement pèsera davantage dans l’ordre du monde à l’avenir. Le développement du monde sera plus équitable et plus rationnel. La Chine n’entretient pas une relation conflictuelle avec le monde, elle propose une relation mutuellement avantageuse.
CNS : Quel est l’état d’esprit que les Chinois doivent adopter par rapport à l’essor de la puissance de leur pays ?
Zhou Wen : La Chine peut aujourd’hui s’adresser au monde sur un pied d’égalité. Cet état de fait va permettre au peuple chinois de prendre confiance en lui, mais il ne doit en aucun cas susciter chez nous la complaisance ou l’autosuffisance. Les accomplissements de la Chine dans son développement sont certes grandioses, mais la Chine n’est pas encore assez développée. Les mots prononcés par Samuel Huntington sont toujours d’actualité : l'Occident est, et restera, la civilisation la plus puissante pendant quelques années encore, même si cette puissance se trouve aujourd’hui sur le déclin.
Cet article a été initialement publié en chinois sur Chinanews.com.cn
Photo © CNS
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