Paul H. Friedman : « Il faut que les restaurants chinois aux États-Unis montent en gamme »

1648196622547 China News Wang Fan
Le succès de la cuisine chinoise bon marché aux États-Unis n’est plus à prouver. Aujourd’hui, la plupart des restaurants spécialisés dans la « cuisine du monde » au pays de l’Oncle Sam cherchent à se renouveler, en proposant une cuisine plus sophistiquée. Les restaurants chinois peuvent-ils en faire de même ? Pour répondre à cette question, le média China News est allé à la rencontre de Paul H. Freedman, professeur d’histoire sociale, connu pour ses travaux sur l’histoire de la cuisine américaine. Celui qui a publié de nombreux ouvrages sur la gastronomie comme Food : The History of Taste (2007), Ten Restaurants That Changed America (2016) ou encore Why Food Matters (2021) est catégorique : les restaurants chinois doivent s’adapter aux habitudes alimentaires américaines, tout en valorisant leur authenticité.

China News Service : Quelles sont les caractéristiques de la cuisine américaine ?

Paul H. Freedman : Dans le monde entier, quand on pense à la cuisine américaine, on pense en général au fast-food. Tout le monde connaît par exemple la chaîne McDonald's. Ce n’est pas le cas quand on évoque la cuisine française ou italienne, qui va immédiatement nous faire songer à des plats typiques comme le ragoût de bœuf ou les lasagnes. En fait, quand on pense à la cuisine américaine, c’est rarement l’image d’un plat américain typique qui nous vient à l’esprit… Si on cherche les caractéristiques de la gastronomie américaine, on peut en trouver trois. La cuisine américaine est d’abord régionale : les États-Unis sont un vaste pays, comme la Chine d’ailleurs. Chaque région possède donc un régime alimentaire spécifique. Au cours des 200 dernières années cependant, ces cuisines régionales sont devenues de plus en plus similaires. La deuxième caractéristique de la gastronomie américaine est qu’elle suit l’ère de la modernité. Partout dans le pays, vous mangerez le même pain, vous goûterez le même jus d’orange et vous achèterez finalement les mêmes aliments. Enfin, la troisième caractéristique tient à l’incorporation de la cuisine du monde dans les habitudes alimentaires américaines.  

CNS : Quand est-ce que la nourriture chinoise est devenue populaire aux États-Unis ?

P. F. : Les Américains ont commencé par ajouter leurs propres goûts dans toutes les « cuisines du monde », c’est ainsi qu’on retrouve souvent un goût sucré dans tous les repas aux États-Unis, et pas seulement dans les desserts. Les plats chinois qui sont servis aux États-Unis sont souvent beaucoup plus sucrés qu’ils ne le seraient en Chine, à l’image de la sauce aigre-douce : elle s’appelle ainsi en Chine du fait de son goût acide, aux États-Unis elle est vraiment sucrée.

CNS : Cela fait plus d’un siècle que la cuisine chinoise est implantée aux États-Unis. Quelle est sa place dans la culture américaine aujourd’hui ?

P. F. : On peut dire que la cuisine chinoise est intégrée dans la culture américaine aujourd’hui. La preuve, les restaurants chinois sont présents sur tout notre territoire, et ils sont nombreux. Il y a plus de 40 000 restaurants chinois aux États-Unis. C’est même la cuisine exotique la plus populaire dans notre pays. Mais, s’agissant de la gastronomie à proprement parler, la cuisine chinoise a encore du chemin à parcourir, surtout face à ses concurrents comme la cuisine italienne ou mexicaine, qui sont bien mieux connus des Américains. Beaucoup de gens ici savent préparer des plats mexicains et italiens chez eux, dans leurs propres cuisines. Ce n’est pas le cas pour les plats chinois.

CNS : Vous affirmez que si la cuisine du monde veut prospérer aux États-Unis, il lui faudrait respecter un équilibre entre l’authenticité et les goûts des Américains. N’y a-t-il pas l’un de ces deux aspects qui est plus important ?

P. F. : Les Américains raffolent des plats authentiques, mais ils peuvent aussi se montrer réticents face à certains attributs de la cuisine étrangère, comme les abats ou la triperie… qui sont pourtant souvent délicieux ! La plupart de mes étudiants sont nés et ont grandi aux États-Unis. Ça ne les empêche pas d’être curieux, de vouloir découvrir toutes sortes de cuisines. Ils adorent essayer toutes les spécialités locales dès qu’ils se rendent à l’étranger. Mais ils sont souvent bloqués face à certains aliments, comme le foie par exemple. En fait, les Américains veulent goûter des saveurs authentiques, mais ils ne veulent pas se risquer à goûter des plats trop rebutants ou trop différents. C’est ainsi que de nombreux restaurants américains remplacent les ingrédients authentiques par des ingrédients avec lesquels leurs clients se sentent plus à l'aise. Prenez le cas des raviolis par exemple. En Chine, ils sont considérés comme un plat prestigieux, et les ingrédients utilisés là-bas pour les fabriquer ne sont jamais bon marché, ni de mauvaise qualité, comme c’est le cas des raviolis chinois vendus aux États-Unis. Ici, les raviolis américains n’ont rien d’authentiquement chinois, mais ils correspondent aux goûts des Américains.

CNS : La cuisine chinoise est devenue encore un peu plus populaire aux États-Unis ces dernières années, avec l’arrivée sur le marché de nouvelles grandes chaînes de restauration rapide, comme le géant américain « Panda Express » ou « Junzi Kitchen ». Pensez-vous que ce nouveau genre de cuisine chinoise ait un avenir aux États-Unis ? 

P. F. : Oui je le pense. Junzi Kitchen a fait le choix de se spécialiser sur la cuisine du nord de la Chine, qui offre davantage de choix dans les menus. Cette chaîne suit un peu l’exemple de « Chipotle Mexican Grill » (une chaîne de restauration rapide haut de gamme américaine, spécialisée dans la cuisine tex-mex), ou encore de « Sweetgreen », le géant américain des chaînes de salades, qui sont des établissements où les clients peuvent choisir leurs propres garnitures. Je pense que la cuisine chinoise pourrait s’inspirer de ce modèle pour mieux s’implanter aux États-Unis. Alors oui, les prix du Junzi Kitchen ne sont pas très bas, mais ça reste encore très accessible. Il faut que les restaurants chinois aux États-Unis montent en gamme, qu’ils deviennent des établissements où les clients sont prêts à dépenser plus d'argent.

CNS : Vous avez souligné que les grandes modes gastronomiques peuvent souvent changer, et qu’il est déjà arrivé que certaines cuisines se hissent au rang de la haute gastronomie. Quels conseils donneriez-vous à ceux qui espèrent ouvrir des restaurants chinois dans des endroits prestigieux ?

P. F. : L'expérience des autres gastronomies peut fournir un bon exemple, mais il faut encore que les restaurateurs aient vraiment envie de franchir le pas. Les gérants de restaurants chinois aux États-Unis sont bien contents de figurer parmi les établissements bon marché, et leur succès repose justement là-dessus depuis des années. Certes, il existe aussi des restaurants particuliers qui ciblent la communauté chinoise, qui connaissent aussi un grand succès avec une cuisine traditionnelle et sophistiquée. Mais ils ne s’adressent le plus souvent qu’aux immigrants chinois et à leurs descendants. La cuisine chinoise n’a pas encore franchi le cap de la gastronomie haut de gamme pour un grand public américain.

Finalement, on peut dire que ce qui fait la force des restaurants chinois fait aussi parfois leur faiblesse. Dans la culture chinoise, on préfère manger en groupe et partager tous les plats à la même table. Ce genre d’ambiance peut ne pas convenir à certains clients américains. De même, il y a aussi beaucoup de restaurants chinois où la décoration est splendide, mais où on s'attendait que cela se retrouve dans le service. Les clients américains veulent passer un moment relaxant au restaurant, ils veulent que le service respecte certaines formalités. Dans les restaurants chinois, le plus souvent, il n’en est rien : ils sont souvent bondés, bruyants, et le service n’a rien de soigné. Alors oui, cette ambiance peut être un avantage pour attirer les rares personnes qui, comme moi, souhaitent faire l’expérience de la vraie culture chinoise. Mais elle ne saurait convenir à des clients qui vont dépenser 70 ou 160 dollars. Actuellement, je dirais que 95 % des restaurants chinois appartiennent encore à la catégorie des établissements bon marché. S’ils veulent monter en gamme, il leur faut des décors plus diversifiés, qu’ils adaptent leur service à la clientèle américaine en proposant des petits plats individuels et multiples, pourquoi pas en s’inspirant du modèle des tapas espagnols ! La cuisine chinoise a déjà conquis le monde entier. Partout dans le monde, elle est célèbre pour sa variété. Elle a donc forcément encore beaucoup de potentiel.

Cet article a été initialement publié en chinois sur Chinanews.com.cn

Photo © CC-BY-2.0 via Flickr


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