[Géopolitique] Le Sri Lanka et les Maldives dans l'oeil de Pékin
Stratégique, le Sri Lanka se trouve au carrefour des échanges sur les routes maritimes de l’océan Indien donnant accès à l’Asie du Sud-Est et à la Corne de l’Afrique. 25 % du trafic maritime mondial transite par cette région. 75 % des exportations européennes à destination de l’Asie y transitent également. La Chine y a entrepris la construction d’une métropole géante, Port City Colombo. Elle comprendra un centre financier international offshore, des zones résidentielles et un port de plaisance. 80 000 habitants y sont attendus. D’aucuns affirment que cette cité serait en mesure de rivaliser avec Dubaï ou Singapour. Que la Chine fasse le pari d’un accroissement des volumes portuaires dans cette partie du monde n’a donc rien de surprenant. Au reste, le Japon et l’Inde sont aussi sur les rangs pour l’aménagement d’un terminal à Colombo avec une contribution de la Banque asiatique de développement (BAD). Toutefois, c’est incontestablement la Chine qui est devenue un acteur de tout premier plan. Ainsi, à partir de 2005, le régime de Mahinda Rajapaksa s’est appuyé sur Pékin pour le développement des infrastructures du pays. Le gouvernement a lancé une série de projets financés par la Chine. Le port et l’aéroport de Hambantota, la tour Lotus, l’autoroute centrale et la centrale au charbon de Norrochcholai sont tous issus d’investissements chinois. L’aménagement de Port City Colombo s’inscrit dans cette continuité. À travers cet exemple emblématique, Pékin entend diversifier sa politique du « collier de perles » : une logique de comptoirs et de pénétration en Asie avec un risque sécuritaire pour les intérêts indiens. Le percevant comme tel, New Dehli peut y voir, en effet, une alliance de revers. Une crainte confirmée par la présence de la Chine également renforcée aux Maldives.
Coopérations et rivalités soutenues
Dans le même temps, la Chine développe ses capacités militaires et poursuit l’objectif d’intégration civilo-militaire dans ses stratégies d’expansion extérieure, ainsi qu’en matière de production industrielle ou de recherche et développement. C’est le cas notamment pour la construction d’infrastructures maritimes liées aux routes de la soie dont la dimension commerciale offre potentiellement des capacités nouvelles à l’APL, y compris en termes de stratégie d’influence et d’information. Le développement des capacités militaires de la Chine s’exprime en priorité dans son environnement immédiat, mais il s’étend désormais à l’océan Indien, où les stratégies d’influence de Pékin au Sri Lanka ou aux Maldives ont abouti à des changements de positions des autorités en place plus favorables à Pékin. En 2014, la visite « surprise » de deux sous-marins nucléaires chinois dans le port de Colombo a mis en évidence l’extension du rayon d’action des ambitions et des capacités chinoises, même s’il ne s’agit pas d’une présence continue. Surtout, après avoir rejeté le concept « impérialiste » de bases hors de son territoire, la Chine a ouvert une base à Djibouti en 2016 et aurait d’autres projets, notamment sur la façade ouest du continent africain. La réaction à cette configuration ne s’est pas fait attendre : y voyant une menace pour leurs propres intérêts, le Japon et l’Inde ont, avec les encouragements de Washington, renforcé leur propre coopération. Le dialogue trilatéral Japon-États-Unis- Inde qui en est issu s’est, depuis la mandature du président Barak Obama, considérablement développé.
Car, dans les faits, et même si l’Inde considère l’océan Indien comme son arrière-cour, elle ne contrôle réellement que les îles Andaman et Nicobar au débouché du très stratégique détroit de Malacca. Seule, ses capacités stratégiques sont limitées face à la Chine dont la marine est non seulement présente en Asie du Sud-Est mais également dans l’océan Indien. Nodale, la situation géographique du Sri Lanka offre à la Chine le double avantage stratégique de connecter son port d’Hambantota aux bases navales de Sittwe (Birmanie), Chittagong (Bangladesh) et Gwadar (Pakistan). Les pays de l’« Indian Ocean Region » sont au centre du jeu politique et militaire de plusieurs pays. Ils oscillent entre les sollicitations chinoises et indiennes. Ainsi, bien que les Maldives aient considérablement développé leur coopération économique avec Pékin, ces îles ont accepté de New Dehli une installation d’écoute et de radars. Dans cette partie du monde, comme partout ailleurs, se vérifie le découplage entre les enjeux économiques d’une part et stratégiques de l’autre. Plus fondamentalement, l’influence de la Chine joue à rebours comme un moteur du renouveau diplomatique indien. Autre observation : l’océan Indien, un temps négligé après la Seconde Guerre mondiale et le retrait de l’Empire britannique, est devenu un océan clé pour l’économie mondiale. En pleine guerre froide, Washington s’est d’ailleurs très vite positionné au cœur de l’océan Indien, en installant une base navale considérable, à Diego Garcia, louée à Londres. La force de projection qui lui est attachée confère à l’océan Indien une importance majeure en considérant que c’est là que se jouent désormais, y compris pour les États-Unis, quelques grands enjeux du XXIe siècle : enjeux politiques entre grandes puissances, enjeux idéologiques liés à l’expansionnisme de l’islamisme militant, enjeux énergétiques, impact du changement climatique sur les populations côtières.
Un match sino-indien
La Chine et l’Inde l’ont bien compris au point que chacune de ces régions fait l’objet d’une attention très réelle et parfois très controversée. Ainsi, craignant que les Maldives échappent à son orbite de contrôle, New Delhi renforce son soutien financier à l'archipel. Port City Colombo au Sri Lanka bénéficie quant à lui d’investissements chinois massifs. Le projet est décrié pour son impact environnemental et sa démesure. Surtout, est brandi le piège de la dette vis-à-vis de la Chine. L’épouvantail de l’épisode d’Hambantota, structure portuaire construite par la China Harbour Engineering Company pour un montant de plus d’un milliard de dollars est resté dans toutes les mémoires. Incapables d’honorer leurs dettes, les Sri Lankais avaient dû, en contrepartie, attribuer à la compagnie 43 % des terres dans le cadre d’un bail de 99 ans. Dans tous les cas de figure, Pékin comme New Dehli font preuve d’une très grande plasticité. Mahé, capitale des Maldives, a beau être membre de l’Organisation de la coopération islamique et entretenir des relations de proximité avec le Pakistan, grand rival de l’Inde, cette dernière a massivement investi depuis 2018 dans l’archipel, pour des projets d’infrastructures, au risque de se voir éclipsée. Même si les relations entre Mahé et Pékin ont été établies en 1972, la Chine n’a ouvert son ambassade sur l’archipel qu’en 2011. La presse chinoise fait grand cas de l’expédition navale de 1413-1415 de l’amiral Zheng He dans la région, sous la dynastie Ming.
Que ce soit pour le Sri Lanka ou les Maldives, tous essaient de se positionner pour profiter de cette rivalité Inde/Chine, en tirer des bénéfices économiques puisque chacun de ces pays est dans une situation économique très difficile, avec une dette publique très haute. Cette concurrence leur permet de diversifier leur portefeuille d'investissements ; Inde et Chine ont répondu positivement à leur demande d'alléger leur dette et de fournir des devises pour soutenir leurs réserves de change durant la pandémie de Covid-19. Les deux ont fourni des vaccins également.
Et pour cause, la conjoncture économique y est tragique. Depuis mars 2022, Pékin envisage d'accorder un nouveau prêt de 2,5 milliards de dollars au Sri Lanka, alors que son partenaire d'Asie du Sud est confronté à sa pire crise économique et de graves pénuries. L'île de 22 millions d'habitants traverse sa pire crise économique et financière depuis son indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne, en 1948. Les attentats islamistes de Pâques 2019 suivis de la pandémie de Covid-19, un an après, ont eu des conséquences désastreuses sur le pays privé de sa manne touristique, principale pourvoyeuse de devises étrangères. Les réserves de devises du Sri Lanka, qui s'élevaient à 7,5 milliards de dollars quand le président Gotabaya Rajapaksa a pris ses fonctions en novembre 2019, sont tombées à 2,3 milliards de dollars fin février. La situation ne vaut guère mieux aux Maldives. La dette externe de l'État central a été de 43 % du PIB en 2020 contre 25 % en 2019. D'après la Banque mondiale, la dette publique totale (incluant la dette garantie par l'Etat) a représenté 139,3 % du PIB en 2020. Le soutien de chacun de ces pays s’avère en tout cas nécessaire pour Pékin. L’enjeu y étant de pérenniser son influence diplomatique et d’y développer son projet Belt and Road Initiative (BRI).
Emmanuel LINCOT est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.
Photo du haut : Port City Colombo, au 12 décembre 2021. © Xinhua
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