Chine - Allemagne : une relation essentielle

1653990465652 Le 9 Emmanuel Lincot

Depuis la réunification des deux Allemagnes, les relations entre Berlin et Pékin se sont intensifiées. En matière de politique étrangère, les deux pays ont basé une coopération et une entente commune sur plusieurs points : par exemple l'opposition à la guerre d’Irak de 2003 et à l’intervention militaire de 2011 en Libye. L’Allemagne est le partenaire économique et exportateur de technologies le plus important de l’Union européenne pour la Chine. L’Allemagne est par ailleurs le premier investisseur européen en Chine. La Chine est, quant à elle, son troisième partenaire commercial en matière d'exportations, derrière les États-Unis et la France. 

Même si l’industrie allemande a commencé à prendre ses distances avec le marché chinois et que les grands groupes parlementaires du Parlement européen ont décidé, en réaction, de bloquer l’accord global d’investissement, le nouveau chancelier Olaf Scholz veille à préserver une relation pragmatique avec la Chine, laquelle bien que préservant son partenariat avec la Russie n’en a pas moins rappelé son attachement au strict respect de la souveraineté des États. La guerre que mène Moscou en Ukraine est en cela aussi un test pour comprendre l’état des relations entre l’Allemagne et la Chine d’aujourd’hui et de demain.

Un intérêt réciproque historique 

Dans un ouvrage passionnant (L’action culturelle allemande en Chine – Maison des Sciences de l’Homme) Françoise Kreissler montre que l’histoire de la présence allemande en Chine de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale est restée pour nombre d’interlocuteurs chinois et occidentaux limitée à quelques événements et protagonistes, tous étroitement associés à l’impérialisme allemand : Krupp, Bismarck, l’occupation de la région de Qingdao (Shandong), la brutale répression des Boxers revendiquée par Guillaume II, les conseillers militaires allemands engagés aux côtés de Chiang Kai-shek, sont autant de lieux communs sensés seuls représenter les intérêts allemands en Chine et sont évoqués avec méfiance ou admiration, mais conduisent à l’évidence à passer sous silence des données moins apparentes des relations entre les deux pays. Il est vrai que la pénétration de la puissance allemande sur le territoire chinois est un fait tardif. Consciente de la limite de ses possibilités matérielles, financières et politiques, face à un impérialisme anglo-saxon omniprésent, l’Allemagne mise sur les établissements d’enseignement secondaire et supérieur avec l’espoir d’exercer ultérieurement une influence sur une partie de l’élite de la société chinoise. Pari tenu, puisqu’après plusieurs décennies d’indifférence mutuelle, il a suffi de l’établissement de relations diplomatiques entre la République populaire de Chine et la République fédérale d’Allemagne, pour que la tradition culturelle allemande ait de nouveau droit de cité en Chine. Au début du XXe siècle, ces écoles s’assignent donc un triple rôle : économique, politique et culturel. Citons l’école technique supérieure sino-allemande de Hankou (Hankou zhongde gongxiao) mais aussi Tongji à Shanghai, laquelle compte aujourd’hui encore parmi les meilleures universités à former des ingénieurs en Chine. L’Association pour l’Extrême-Orient (Verband fur den Fernen Osten) jouera dans ce cadre un rôle important tant pour le financement qu’en vue d’une sensibilisation auprès des opinions. Li Hongzhang, ministre réformateur de l'Empire des Qing, impressionné comme nombre de ses contemporains par la victoire de la Prusse contre la France en 1871, enverra les premiers étudiants chinois, tous militaires, en Allemagne dès 1876. 

Des employés allemands et chinois se prennent en photo devant un train reliant la Chine à l’Europe, lors d’une cérémonie organisée à Hambourg, en Allemagne, le 26 septembre 2021 © Wang Qing/Xinhua

C’est dans ce contexte que le gouvernement chinois adjoint l’allemand aux langues occidentales déjà enseignées au Tongwenguan, l’École des langues et sciences occidentales de Pékin tandis qu’en 1887 l’Université de Berlin crée le Seminar für orientalische Sprachen, le Séminaire oriental, destiné à l’enseignement des langues orientales aux futurs diplomates. Il existe toujours à la Freie Universität de Berlin sous le nom de Ostasiatisches Seminar. Après la perte de leurs possessions au Shandong dès le commencement du premier conflit mondial, les Allemands ne sont pas pour autant évincés du pays. La germanophilie de Chiang Kai-Shek et de son prédécesseur Sun Yat-Sen n’y est pas étrangère. Le rapprochement d’Hitler et du Japon en 1936 et les développements de la guerre sino-japonaise mettront un frein au rapprochement entre les élites chinoises et allemandes. Quelques futures personnalités chinoises séjournent dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres : Zhu De, futur maréchal et commandant suprême des armées de la République populaire de Chine ou Wang Bingnan, futur secrétaire de Zhou Enlai. Cai Yuanpei, a étudié à Berlin et à Leipzig avant la guerre et a eu une grande influence sur l’enseignement universitaire chinois alors qu’il était recteur de l’université de Pékin de 1917 à 1927. Sans oublier le grand historien Hu Shi, futur ambassadeur aux États-Unis. Du côté allemand, on trouve entre autres le général von Falkenhausen, conseiller militaire de Chiang Kai-Shek, et Madame Wilhelm, veuve du sinologue Richard Wilhelm, grand ami de l’universitaire et diplomate nationaliste Li Linsi, lequel déploya sans relâche ses efforts pour aider les communautés juives alors persécutées en Europe centrale dans leur accueil à Shanghai. Quand commence la guerre avec le Japon, le gouvernement chinois met de sévères restrictions à l’envoi de ses étudiants à l’étranger, beaucoup sont même rappelés. Après le début de la guerre en Europe, de nombreux étudiants chinois vont aux États-Unis. Après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor, le gouvernement de la « Chine libre » réfugié à Chongqing est assuré de l’aide américaine contre le Japon et il déclare la guerre à l’Allemagne le 6 décembre 1941. Viendra la période de la guerre froide et un gel des relations entre les deux pays, à l’exception notable de la RDA. La réunification allemande augure dès lors une ère nouvelle entre Berlin et Pékin avec une intensification de leurs échanges sur le plan économique. La mondialisation donne lieu toutefois à une divergence politique entre deux modèles du capitalisme. Cependant, et malgré leurs différences, la Chine se découvre de plus en plus d’affinités avec l’Allemagne et caresse l’espoir d’un axe Berlin-Pékin pour faire contrepoids à Washington. 

Malgré leurs différences, la Chine se découvre de plus en plus d’affinités avec l’Allemagne et caresse l’espoir d’un axe Berlin-Pékin pour faire contrepoids à Washington.

Vers une nouvelle politique allemande à l’égard de la Chine ? 

Vœu pieux, en réalité, car l’Allemagne ne peut, seule, décider des choix de sa politique étrangère. Elle est très largement subordonnée aux choix de Bruxelles et aux aléas d’une opinion qui a saisi son degré de vulnérabilité vis-à-vis de l’économie chinoise. Ainsi l’économie d’outre-Rhin adapte sa production mondiale à un scénario de dissociation économique vis-à-vis de la Chine. Cette tendance pourrait s’accentuer du fait même de la guerre en Ukraine et de l’abandon, partiel tout au moins, du projet ferroviaire des Nouvelles Routes de la soie reliant à travers l’Eurasie le hub de Khorgos à celui de Duisbourg, en Allemagne. Près d'une entreprise sur deux qui se dit dépendante des intrants chinois prévoit de réduire ses importations de Chine. De fait, la dépendance vis-à-vis des importations de Chine s'exprime surtout dans les matières premières et moins dans les produits industriels, selon l'étude. Environ 65 % des matières premières entrant dans la fabrication de moteurs électriques viennent de Chine, en particulier les terres rares, indispensables aussi à la construction d'éoliennes. Le plus grand défi pour l'Allemagne et l'Europe est la diversification des pays d'où proviennent les matières premières, ce qui est beaucoup plus difficile à faire qu'avec les produits finaux. Cela implique à court terme un changement de politique étrangère pour l’Allemagne vis-à-vis de la Chine. Le choix pour Berlin est en réalité cornélien. Il oscille entre atlantisme et attentisme même si la guerre en Ukraine a clairement rapproché les Occidentaux dans une logique de camp uni non seulement contre la Russie mais aussi contre tout partenaire, dont la Chine, qui envisagerait de soutenir Vladimir Poutine. La Chine a très nettement compris la menace qui pèserait sur son économie en cas de rétorsions allemandes et européennes. Les dirigeants chinois ont ainsi et à plusieurs reprises déclaré espérer que l'Union européenne maintienne son indépendance dans ses relations avec Pékin. C'est une allusion claire à la politique commerciale américaine et au récent AUKUS, le pacte de sécurité signé entre Washington, Londres et Canberra dans la zone Asiepacifique. En ce sens, Berlin demeure un interlocuteur central de Pékin. 

Emmanuel Lincot est spécialiste d’histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l’Institut catholique de Paris

Photo du haut : Porte de Brandebourg, Berlin. © CC BY 2.0, via Flickr

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