[Géopolitique] France – Chine : une relation incontournable
Entre la France et la Chine, quelles sont les représentations croisées ? Vu de Pékin, à quoi sert Paris ? Vu de Paris, quelle est la fonction géopolitique de Pékin dans le jeu géopolitique français ? Serait-il possible de faire évoluer les relations entre la France et la Chine de façon à la fois pragmatique et mutuellement avantageuse ? Avec quels risques et quels bénéfices escomptés ? Ce sont là des questions qui ne manqueront pas d’acuité à l’occasion de la réélection d’Emmanuel Macron en tant que président de la République française et le souhait tant pour Paris que Pékin de maintenir un dialogue stratégique de haut niveau.
Une histoire ancienne
Il y a d’abord un rapport à l’État qui a forgé de part et d’autre une culture centralisatrice où le culte des concours et de la promotion méritocratique constituent un tropisme fort dans les deux cas. De cette pratique régalienne est née une République des lettres – plus ancienne en Chine qu’en France il est vrai – mais où l’écrit exerce une fonction essentielle de distinction sociale. Écrire, c’est commander. Rôle qui échoit aux mandarins. Deux hommes incarnent, chacun à sa manière, et pour la période moderne, ce particularisme : Charles De Gaulle et Mao Zedong. Stratèges de génie, ils sont écrivains. Côté français, De Gaulle s’inscrit dans une représentation justinienne du pouvoir. Deux attributs – hérités de la tradition romaine – lui sont associés : le livre et l’épée. Côté chinois, la maîtrise du geste (que ce soit dans l’art du pinceau ou celui du maniement des armes) confère à Mao un statut d’exception. Bref, que la France de la Troisième République ait été un modèle de formation et de référence pour l’élite communiste chinoise, comme la Chine semble le devenir aujourd’hui à son tour auprès d’une partie non négligeable de décideurs français, n’a rien de surprenant. Il existe de part et d’autre des affinités électives et profondes. À ces premières analyses s’en ajoutent bien d’autres. De toutes les puissances occidentales, la France est celle qui entretient avec la Chine à la fois les relations les plus anciennes et les plus complexes.
Déjà, au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières s’affrontaient sur la Chine. Voltaire voyait dans l’empire du Milieu « la nation la plus sage et la plus policée de tout l’univers », tandis que Montesquieu considérait à l’inverse la Chine comme despotique, et donc à ses yeux comme le pire des régimes. D’une certaine manière, cette opposition entre pro et anti-Chine n’a pas connu de modification considérable au cours des deux derniers siècles, et même la Révolution culturelle s’exporta en France, où le maoïsme reçut un écho considérable au point de devenir un courant politique. Aujourd’hui comme hier, la Chine fascine autant qu’elle révulse les Français. Réciproquement, la France est parfois perçue comme une puissance arrogante par une partie de l’opinion chinoise. Les deux pays ont connu plus d’un pic de crise. Vente d’armes à Taïwan en 1991, incident de la flamme olympique à Paris en 2008... Ces instants de fièvre sont largement contrebalancés par la fascination qu’exerce ce que la France représente aux yeux de bien des Chinois : une puissance globale, présente et active dans toutes les instances internationales et une certaine culture libertaire que l’on nous envie autant qu’on en raille les défauts en nous opposant notamment au sérieux stéréotypé de notre voisin allemand.
Des liens à approfondir
Depuis la reconnaissance diplomatique par De Gaulle de la République Populaire de Chine en 1964 - aux dépens de la République de Chine (Taïwan) - Français et Chinois répètent à satiété que la France a été la première puissance occidentale à reconnaître Pékin. Sur le plan historique, c’est évidemment faux. En revanche, il s’est construit un mythe autour de cette reconnaissance qui conforte la France et la Chine dans leur rôle d’exceptionnalité. Cependant, cette relation franco-chinoise est aujourd’hui profondément asymétrique. D’un point de vue des valeurs, la France et l’Union Européenne ne peuvent que difficilement s’entendre avec la Chine étant donné le poids des héritages (la Révolution française, la construction démocratique de l’Union Européenne qui, sur le registre d’une séparation des pouvoirs, a agi comme antidote aux dictatures totalitaires nazie puis soviétique...), la spécificité même de leur histoire ; laquelle vise fondamentalement à trouver une unité à travers chacune de leur très grande diversité. Là encore, la différence entre la Chine, la France et l’Europe apparaît au grand jour. La Chine est démographiquement et linguistiquement homogène. Pas la France. Encore moins l’Europe. Ce sont des réalités intangibles auxquelles les meilleures intentions du monde ne pourront rien changer. Aussi, faut-il tenir compte de ces réalités, de leur histoire propre.
Dans un monde interconnecté, mis à mal encore à ce jour par la Covid-19 et les conséquences de la guerre en Ukraine, la France et l’Union Européenne ont tout intérêt à approfondir leurs relations avec la Chine et à accentuer leurs moyens d’anticipation face à la complexité des alliances de l’Asie orientale et l’ensemble des enjeux. En d’autres mots : elles ont tout intérêt à rester en dehors des confrontations. Ni Paris ni Bruxelles ne doivent tomber dans le piège d’un binarisme souvent associé à un atlantisme, à bien des égards anachroniques. Ainsi, Emmanuel Macron pour la France et l’ensemble de l’Union Européenne auront tout intérêt, dans une approche gaullienne, à privilégier, dans leurs rapports avec la Chine et plus généralement avec l’Asie, la recherche d’une troisième voie. Cette observation est diamétralement opposée aux choix stratégiques décidés par Washington et ses plus proches alliés. Car nous ne sommes pas dans une nouvelle guerre froide. En revanche, le découplage grandissant entre les enjeux stratégiques et économiques peut déboucher sur des crises majeures. Elles sont pour l’heure latentes et nous renvoient à deux réalités tangibles : d’une part, la Chine n'est pas l’ennemie de la France et encore moins de l’Union Européenne, et d’autre part, la volonté des États-Unis de préserver leur hégémonie est vouée à l’échec.
Aussi, la position de la France et de l’Union Européenne ne doit pas s’opposer inutilement à la Chine et doit éviter toute tentative d’endiguement. La Chine est un concurrent aux capacités parfois supérieures à celles des États-Unis. Accompagner les mutations en cours devrait permettre à la France et à l’Union Européenne de trouver une voie plus équilibrée et conforme à leurs intérêts. Ainsi est-il davantage dans l’ambition de la France en tant que puissance moyenne de ne pas tenter de jouer avec les deux grandes puissances. À charge pour elle de se recentrer sur ses intérêts (France hexagonale et outremer) et ceux de l’Union Européenne pour laquelle la présidence qui lui revient encore pour quelques semaines peut concourir en retour à une meilleure compréhension de la stratégie chinoise. Au reste, c’est aussi l’un des grands enjeux de l’Indopacifique européen, lequel demande une stratégie plus internationale et globale pour un impact à vocation régionale. Dans le domaine du numérique tout particulièrement la France et l’Union Européenne ont tout intérêt à jouer sur deux volets (coopération juridique / technique et indépendance stratégique). Car opter seulement pour une indépendance stratégique serait difficilement atteignable et synonyme d’isolement. Au reste, la Chine est confrontée à une problématique similaire. C’est la raison pour laquelle il est aussi dans l’intérêt de Pékin de comprendre que la stratégie indopacifique que la France met en œuvre avec ses partenaires européens est de nature inclusive et multi-dimensionnelle.
Se limiter par ailleurs pour la France et l’Union Européenne à un rapport de forces avec le droit international comme seule ligne de démarcation serait contre-productif et synonyme de perte d’influence dans une région où elles ne sont pas en position de force. À charge pour la France et sa politique étrangère de réactiver ou mieux d’intégrer des traités de coopération en vigueur dans la région de l’Indopacifique voire de créer de nouvelles organisations régionales comme relais de son influence et dans le but de parvenir à une plus grande concertation avec les acteurs directement concernés, dont la Chine. En tout cas, on l’aura compris, la France et l’Union Européenne n’ont ni les moyens ni les intérêts d’exporter en Asie-Pacifique l’Alliance Atlantique. Au risque d’affaiblir leurs voix, il serait contraire à leurs ambitions de s’associer par ailleurs à des alliances telles que l’AUKUS ou le QUAD. En retour, la Chine doit le comprendre comme une opportunité et cultiver son dialogue plus amplement avec la France et les Européens. Les mois qui s’annoncent vont donc être importants pour une remise en route du partenariat stratégique initié par Jacques Chirac et Jiang Zemin, en 2003. Le président de la République Emmanuel Macron avait effectué sa première visite d’État en Chine du 8 au 10 janvier 2018, donnant ainsi l’occasion de fixer les grands axes du partenariat franco-chinois pour les années suivantes et d’établir une feuille de route, dont la mise en œuvre a fait l’objet d’une vingtaine de visites ministérielles. Le président Xi Jinping avait quant à lui effectué sa dernière visite d’État en France du 24 au 26 mars 2019, quelques mois avant la deuxième visite d’État du président de la République français en novembre 2019. La relance du partenariat franco-chinois est hautement prioritaire. Il en va de l’avenir aussi de la paix dans le monde.
Emmanuel Lincot est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.
Photos © Xinhua
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