Le Chemin de fer transcontinental des États-Unis : une épopée chinoise

1659335312540 China News Jin Xu

Le 10 mai 1869 s’achevait la construction du premier chemin de fer transcontinental des États-Unis. Au terme de six années de travaux, cette ligne reliait la ville de Sacramento, à l’ouest, et Omaha, à l’est. Ce chemin de fer jouait un rôle fondamental dans l’histoire américaine, il permettait d’amorcer le décollage économique des États-Unis au XIXe siècle. Un projet pharaonique, qui avait notamment été rendu possible grâce au dur labeur de milliers d’ouvriers chinois.

Confrontés à des conditions de travail extrêmes, ces travailleurs souvent méconnus avaient été relégués aux marges de l’histoire. À l’occasion du 153e anniversaire de l’inauguration du chemin de fer transcontinental du Pacifique, le média China News est allé à la rencontre de Shelley Fisher Fishkin. Titulaire de la chaire Joseph S. Atha à l’Université de Stanford aux États-Unis, professeure d’études américaines et de sciences humaines, elle fait le récit de l’incroyable épopée de ces bâtisseurs de l’ombre. 

La construction du chemin de fer transcontinental des États-Unis a mobilisé un grand nombre de travailleurs chinois. Pourquoi étaient-ils considérés comme indispensables et combien étaient-ils à avoir participé à ce projet ?

La plupart des Chinois qui vivaient en Californie, qui travaillaient dans les mines et qui ouvraient des restaurants ou des blanchisseries, avaient tous en tête le rêve de la ruée vers l’or. Au début de l’année 1865, les travailleurs américains préféraient délaisser le travail dans la construction du chemin de fer, qu’ils trouvaient trop difficile. Ils préféraient travailler dans les mines, où les salaires étaient plus élevés. Les travailleurs chinois commençaient alors à investir ce nouveau secteur du rail, et ce d’autant plus qu’ils étaient soumis à d’importantes taxes lorsqu’ils travaillaient en tant que mineurs. C’est dans ce contexte que de plus en plus de Chinois ont commencé à travailler pour la Central Pacific Railroad, la société chargée de la construction du tronçon occidental du chemin de fer transcontinental. Les travaux sur cette portion étaient particulièrement difficiles : puisqu’ils commençaient à Sacramento, non loin des côtes californiennes et dans le Sierra Nevada, le granit était plus dur, les travailleurs chinois devaient creuser dans une roche très solide et souvent utiliser des explosifs.

Au fur et à mesure de l’avancement du projet, entre 1864 et 1869, un grand nombre de travailleurs chinois en provenance de la province du Guangdong en Chine étaient recrutés pour un insatiable appétit de main-d’œuvre dans l’Ouest américain. On ne connaît pas vraiment les chiffres exacts de cette immigration, les registres n’étaient pas complets ni précis. En juillet 1865, on estime à environ 4 000 le nombre de travailleurs chinois présents sur les travaux de la société de Central Pacific Railroad. En février 1867, ils étaient environ 8 000 à creuser des tunnels et 3 000 à poser des traverses et des rails, ce qui représentait plus de 90 % de l’ensemble de la main-d'œuvre de la Central Pacific Railroad. Selon les historiens, au total, entre 10 000 et 15 000 travailleurs chinois ont participé à la construction du premier chemin de fer transcontinental des États-Unis. On estime que ce chiffre devrait en réalité être encore plus élevé.

Arrivée du train de l'Est, à Oakland Wharf, baie de San Francisco - Central Pacific Railroad - Wikimedia

Comment ces travailleurs chinois pouvaient-ils se résoudre à vivre et travailler aussi loin de chez eux ?

Pour construire le chemin de fer, les ouvriers chinois du rail étaient payés environ 30 dollars par mois. Cela représentait une somme astronomique pour eux, qui venaient du Guangdong, et notamment des anciens comtés de Xinhui, Taishan, Kaiping et Enping, situés sur la côte ouest du delta de la Rivière des Perles, où ils exerçaient en tant que paysans. En Chine, ils ne pouvaient espérer gagner plus de 10 dollars par an. L’argent gagné aux États-Unis leur permettait de subvenir aux besoins de leur famille. En Chine, le fait qu’ils étaient fixés au bord de la mer leur facilitait le voyage, ils quittaient donc la pauvreté et la guerre (rappelons que cette période suivait de près celle des Guerres de l’Opium en Chine). Ils partaient de Hongkong et embarquaient dans des bateaux à destination de la Californie, ou d’autre parties des États-Unis. Certains partaient aussi au Pérou ou à Cuba, pour récolter le guano ou la canne à sucre.

Comment les Chinois travaillaient-ils sur les chemins de fer, à une époque où le machinisme moderne faisait encore défaut ? Conservaient-ils leurs habitudes du pays une fois installés aux États-Unis ?

La portion de rail réalisée par la Central Pacific Railroad comportait plus de 15 tunnels, et les travaux repoussaient toutes les limites de l’imagination humaine à l’époque. Les travailleurs chinois devaient endurer toutes les épreuves : la chaleur du soleil, la poussière, la saleté, les glissements de terrains qui pouvaient les tuer à tout moment. Ils utilisaient des explosifs, des pelles rudimentaires et de simples pioches et brouettes, pour aplanir des collines entières et pour creuser d’immenses ravins. Ils formaient des groupes généralement composés de 12 à 30 personnes. Ils travaillaient 6 jours par semaine, du lever au coucher du soleil. Chaque groupe avait un cuisinier attitré, ils transportaient parfois du thé sur des civières qu’ils se partageaient au moment des pauses. Avant le dîner, ils prenaient un bain chaud et se changeaient en vêtements propres. Ils mangeaient alors ce qu’ils avaient l’habitude d’avoir au pays : souvent des légumes, de la viande et des fruits de mer déshydratés, du thé et de l’eau chaude. Il leur arrivait même de boire un peu de bière.

Recevaient-ils des éloges et de la reconnaissance de la part des Américains ? Pourquoi avaient-ils été finalement marginalisés dans la société américaine ?

Charles Crocker, un cadre de la Central Pacific Railroad, faisait leur éloge auprès du Congrès américain. Il affirmait ainsi que les Chinois étaient plus fiables que les ouvriers américains, qu’ils faisaient preuve de plus de talent et de capacités. Il affirmait aussi que si les travailleurs américains avaient longtemps figuré comme une main-d'œuvre de premier choix, les contraintes du calendrier et les charges de travail lourdes poussaient finalement l’entreprise à recruter surtout des Chinois. De même, Leland Stanford, président de la Central Pacific Railroad, avait écrit au président américain de l’époque, Andrew Johnson, pour lui dire que sans les travailleurs chinois, le projet du premier chemin de fer transcontinental des États-Unis n’aurait jamais pu être mené à son terme dans les délais prévus. Les choses commençaient finalement à changer après 1870, au lendemain de l’achèvement de la construction du chemin de fer. Les États-Unis faisaient face à une grave crise économique. À partir de cette période, le racisme commençait à s’installer, de plus en plus d’Américains considérant la présence des Chinois comme une menace. Ce sentiment a atteint son paroxysme en 1882, lorsque le Congrès américain a adopté une loi de restriction à l'immigration visant les Chinois.

Certains historiens affirment que les travailleurs chinois formaient une communauté « silencieuse ». Cherchaient-ils à briser ce silence sur les injustices qu’ils ont subi ?

Le 19 juin 1867, une explosion accidentelle avait eu lieu dans un tunnel sur le chantier causant la mort d’un travailleur américain et de cinq travailleurs chinois. Cinq jours plus tard, 3 000 ouvriers chinois avaient décidé de se mettre en grève. Il faut dire que leurs conditions de travail étaient souvent injustes : ceux qui avaient été embauchés depuis 1864 travaillaient 6 jours par semaine, ils étaient payés 26 dollars par mois, sans hébergement ni nourriture. Les travailleurs américains touchaient deux fois plus, ils étaient aussi nourris et logés.

Au printemps 1867, à la suite de cette grève, la Central Pacific Railroad a augmenté les salaires de 31 à 35 dollars par mois dans le but d'attirer davantage de Chinois sur le chemin de fer. Les Chinois, qui avaient exigé une égalité de traitement avec les travailleurs américains, ont obtenu un salaire de 40 dollars, ainsi qu’une réduction du temps de travail de 11 à 10 heures quotidiennes, ainsi qu’une prime à la pénibilité dans les tunnels étroits et dangereux. Cette capacité d’organisation des 3 000 travailleurs chinois était donc une grande réussite. Ils comprenaient enfin que la pénurie de main d’œuvre à laquelle était confrontée l’entreprise leur offrait un moyen de négocier de meilleures conditions, et ce d’autant plus que les contraintes de calendrier mettaient un peu plus la Central Pacific Railroad sous pression. Cette dernière ne pouvait plus ignorer les revendications des Chinois. Lorsque les travaux du chemin de fer ont commencé dans le désert du Nevada, Charles Crocker, a accordé à son tour une prime à tous les ouvriers qui travaillaient sous les fortes chaleurs.

Qu’en est-il du souvenir et de la mémoire de cette période de l’histoire aujourd’hui ?

Le 10 mai 1869, les rails construits par la Central Pacific Railroad et ceux construits par l'Union Pacific Railroad faisaient finalement jonction dans ville de Promontory Summit, dans l'Utah. C’est ainsi qu’étaient officiellement reliés les parties du chemin de fer, formant le tout premier chemin de fer transcontinental au monde. Lors de la cérémonie d’achèvement des travaux, les travailleurs chinois avaient été oubliés. Ce n’est que 150 ans plus tard, en 1919, qu’une descendante de ces travailleurs chinois du rail, Connie Young Yu, spécialiste de l’histoire de la communauté chinoise aux États-Unis, prenait la parole lors d’une cérémonie célébrant le 150e anniversaire du chemin de fer transcontinental américain, pour rappeler l’extraordinaire contribution de ses prédécesseurs à la modernisation et à l’essor industriel des États-Unis. C’est aussi grâce au dur labeur de ces travailleurs chinois que Leland Stanford, l’homme d'affaires qui présidait la Southern Pacific Railroad, avait pu voir sa fortune augmenter. Rappelons que c’est aussi avec cette fortune qu’il avait fondé, plus tard, l’université Stanford. Cette histoire, souvent méconnue aujourd’hui, témoigne finalement de la manière dont les ouvriers chinois ont contribué à façonner l’Amérique de l’époque. Ils ont grandement contribué à ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

Cet article a été initialement publié en chinois sur Chinanews.com.cn

Photo du haut : Noel Jose / Unsplash

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