[Géopolitique] Asie centrale – Chine : une relation cruciale

1666085209021 Le 9 Emmanuel Lincot

La réunion des États membres de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui s’est déroulée à Samarcande, dans le sud-est de l'Ouzbékistan, les 15 et 16 septembre 2022 en présence des présidents chinois et russe rappelle l’importance accordée à l’Asie centrale par Pékin et Moscou.

Y participaient les représentants de l’Iran, de l'Inde, quatre pays d'Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan et Tadjikistan) ainsi que le Pakistan, tandis que les chefs de l’État turc et azéri, en tant qu’observateurs, y étaient également conviés. Ce sommet se voulait un contrepoids à l'influence occidentale et l’on pouvait observer l’ascendance prise par le président Xi Jinping au cours de ces débats alors que Vladimir Poutine avait été manifestement affaibli par les déboires de son armée en Ukraine. Par ailleurs, il s’agissait pour le chef de l’État chinois de son premier déplacement à l’étranger depuis la pandémie après avoir fait une halte au Kazakhstan ; là-mme où dix ans plus tôt, il avait prononcé son discours de lancement concernant le projet des Nouvelles Routes de la soie.

Une histoire ancienne

Réunion des représentants des États membres de l'Organisation de Shanghai, le 16 septembre 2022. © LI Tao/Xinhua.

Située au centre du plus grand des continents, l’Asie centrale entretient des relations multiséculaires avec la Chine et ses plus augustes représentants. Que ce soit Zhang Qian, mandaté au IIe siècle avant notre ère par l’empereur Han Wudi pour se procurer les chevaux de la vallée du Ferghana (actuel Ouzbékistan) ou le moine Xuan Zang, parti au VIIe siècle sur les routes de l’Inde chercher des sutras bouddhistes, tous ont contribué à écrire une histoire entre la Chine et ces régions centrasiatiques qui est celle des Routes de la soie. Leur histoire commune ne serait-ce que par la formation à la jonction de ces deux mondes de l’empire mongol des Gengiskhanides au XIIe siècle qui en reste la matrice historique la plus conséquente et qui succède à d’autres réalités impériales ayant laissé aux populations locales des référents autant politiques que mythologiques constitutifs de leur propre identité. Pour le gouvernement chinois, l’Asie centrale constitue à la fois un problème de sécurité et une nouvelle zone d’expansion de ses intérts économiques et diplomatiques. Les préoccupations de sécurité ont longtemps dominé et continuent aujourd’hui d’occuper une place primordiale dans la politique de la Chine à l’égard de l’Asie centrale. Mais ses objectifs économiques et notamment énergétiques ont progressivement, et en partie, modifié ses priorités. De fait, loin d’tre séparées, les deux questions sont étroitement liées dans l’esprit des autorités de Pékin. Comme au Xinjiang dans une certaine mesure, la Chine s’efforce de régler ses problèmes de sécurité avec l’Asie centrale par le développement de la coopération économique et des échanges commerciaux, bref par la prospérité. On pourra objecter que c’est une stratégie à courte vue ou incomplète, en particulier s’agissant de pays récemment indépendants, culturellement distants ainsi que soumis à de multiples influences extérieures et tensions intérieures.

Toutefois, cette stratégie est au cœur de l’approche chinoise non seulement de l’Asie centrale mais de l’ensemble de ses voisins. C’est dans une large mesure le sens de la « diplomatie de bon voisinage » promue par Hu Jintao et Wen Jiabao depuis le début des années 2000. Et alors que la Chine affirme sa puissance sur sa façade maritime, elle demeure très prudente et circonspecte dans ses relations avec les États d’Asie centrale, mettant au jour à la fois la hiérarchie de ses objectifs extérieurs et l’ambivalence durable de sa politique internationale. Creuset de richesses qu'elle convoite, la Chine y privilégie une relation de nature bilatérale et multilatérale. Que ce soit avec sa périphérie la plus immédiate ou plus lointaine, sa captation de ressources s’appuie sur le déploiement d’une diplomatie à large spectre. Elle confère d’ailleurs à l’Ouzbékistan un rle diplomatique prépondérant puisque Tachkent y accueille la Structure antiterroriste régionale dépendant de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) et que Samarcande y a vu, en 2004, le premier Institut Confucius créé par Pékin. Le renfort de cette présence globale est lié à une volonté depuis 2016 de reconnaître au Xinjiang un intérêt stratégique majeur pour sécuriser en amont le projet des Nouvelles Routes de la soie mis en œuvre par le président Xi Jinping. Cette consolidation s’appuie sur le rle militaire prépondérant de la Russie. Son intervention successivement au Kazakhstan puis en Ukraine (2022) semble, à court terme tout au moins, rapprocher Pékin de Moscou sur le plan stratégique. Avec le retrait des Américains, un an plus tôt, de l’Afghanistan, la Russie et la Chine renforcent ainsi leur emprise sur l’ensemble de la région, mme si après plusieurs mois de conflits la position de la Russie semble quelque peu fragilisée par son conflit avec Kiev.

Établir de nouvelles connections

L’objectif pour Pékin est clair : créer un vaste réseau de communication entre ces régions du grand ouest et le Moyen-Orient mais aussi apurer les incertitudes liées au terrorisme et ce, en Afghanistan tout particulièrement. Cet intérêt de Pékin pour l’Asie centrale s’est accru au fil des années. Dès la disparition de l’URSS en 1991 puis dix ans plus tard avec la création de l’OCS qui donne à la Chine des moyens inédits en termes de surveillance, de lutte contre le terrorisme et surtout, en multipliant ainsi les consultations, les rapports et les analyses sur des zones à risque comme l’Afghanistan, souvent utilisée comme de base de repli pour les djihadistes internationaux. Le rôle grandissant exercé par la Chine au sein de l’OCS traduit aussi la montée en puissance de l’influence chinoise en Asie centrale ; laquelle va de pair avec le choix d’un positionnement stratégique eurasien, centré sur l’approvisionnement en ressources (hydrocarbures, minerais, terres arables, ressources agricoles) et sur la proximité politique forte avec les dirigeants locaux. C’est aussi le prolongement de la politique dit du « développement de l’ouest » (xibu dakaifa), à savoir de la sinisation des terres géographiquement éloignées du centre. Cette poussée de la Chine vers l’ouest provoque un autre « Grand Jeu » auquel les grands rivaux que furent les Russes et les Britanniques se livrèrent dans la seconde fin du XIXe siècle.

Dans sa recherche constante d’une sanctuarisation territoriale, Pékin cherche à s’appuyer non seulement sur le Pakistan mais aussi, et dans son prolongement, sur l’Iran, pour dynamiser l’ensemble de la région dont l’Afghanistan et les États qui l’entourent restent le centre. L’exploitation des immenses richesses de l’Asie centrale (lithium, fer, or, cuivre, gaz et pétrole...) constitue pour la Chine un enjeu immense et la sécurisation de l’Afghanistan est un défi. Pékin a plus d’une fois pointé du doigt l’échec de la politique américaine à Kaboul depuis 2001. L’intervention militaire engagée par Washington dans la région s’est doublée il est vrai d’une extraordinaire gabegie de dépenses et il ne fait aucun doute que Pékin a la volonté d’incarner une alternative diplomatique et un modèle de développement pour la région. Sans oublier que Pékin cherche à lutter contre le trafic de drogue en provenance de l’Afghanistan et qui transite via le Tadjikistan jusqu’en Chine ouïgoure. Pour sanctuariser ses intérêts, Pékin a ouvert au Tadjikistan voisin une base militaire. La Chine a par ailleurs plus d’une fois réactivé une médiation entre les parties afghanes rivales afin d’aboutir à une « paix durable et globale ». C’est à la suite de ces initiatives que les autorités chinoises ont obtenu de leur allié pakistanais l’ouverture de cinq postes de douane pour désengorger le trafic de ses échanges commerciaux entre l’Afghanistan et les régions tenues par Islamabad. De mme que la diplomatie chinoise ne répugne pas à négocier avec les talibans et abonde dans les initiatives prises par le chef de l’État ouzbek Shavkat Mirziyoyev ; lequel a proposé l’établissement d’un comité permanent des Nations unies sur l’Afghanistan. À l’heure où les tensions s’accroissent entre la Chine et les États- Unis, Pékin se voit confortée dans son choix de conjuguer à la fois ses objectifs économiques et sécuritaires. De fait, loin d’tre séparées, les deux questions sont étroitement liées dans l’esprit des autorités de Pékin. La sécurisation des corridors que Pékin a percés à travers l’Asie centrale et le Pakistan répondent à ces impératifs pour assurer l’acheminement des hydrocarbures et des minerais en provenance de ces régions. C’est un besoin aussi impérieux que vital.

Emmanuel Lincot est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.

Photo du haut : route de montagne (Afghanistan), par Brunssum (Pays-bas), CC BY 2.0 via Wikimedia Commons.

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