Liang Yabin : « La Chine et les États-Unis peuvent largement traiter leurs différends avec calme, prudence et réalisme »
La même semaine, Wang Yi, membre du Conseil des Affaires de l'État et ministre des Affaires étrangères chinois, rencontrait le secrétaire d'État américain Antony Blinken, en marge de la réunion des ministres des affaires étrangères du G20. Les deux hommes ont pu échanger leurs points de vue sur les relations actuelles entre les États-Unis et la Chine, mais également sur les grands enjeux internationaux et régionaux.
Les relations sino-américaines aujourd’hui sont probablement les plus tendues que le monde ait pu connaître depuis la visite du président américain Richard Nixon en Chine en 1972. C’est en tout cas ce qu’a récemment affirmé Nicholas Burns, l'ambassadeur des États-Unis en Chine. De son côté, l’ambassadeur de Chine aux États-Unis, Qin Gang, a déclaré que les relations entre la Chine et les États-Unis traversaient certes « un moment critique », mais qu’il espérait tout de même que les deux parties travaillent ensemble pour œuvrer à un développement stable et sain de leurs pays respectifs. La Chine et les États-Unis peuvent-ils encore de nouveau coopérer comme avant ? Est-il encore possible d’empêcher l’intensification des tensions entre les deux plus grandes puissances de la planète ? Pour répondre à ces questions, le média China News est allé à la rencontre de Liang Yabin, professeur à l'Institut des études stratégiques internationales de l'École centrale du Parti communiste chinois.
Dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, du conflit en Ukraine et du ralentissement économique global, l’ensemble de la communauté internationale attend de la Chine et des États-Unis qu’ils coopèrent afin de faire face aux enjeux du monde contemporain. Il apparaît cependant que certaines voix s’élèvent aux États-Unis pour pousser les relations de nos deux pays dans une direction opposée. Qu’en pensez-vous ?
Si on regarde l'histoire des relations entre les États-Unis et la Chine, on constate que les États-Unis ont radicalement transformé leur position vis-à-vis de la Chine durant les années 1970. Ils n’étaient plus notre ennemi. Mais les choses ont changé récemment, on peut même affirmer que les États-Unis se comportent aujourd’hui comme un concurrent stratégique de la Chine.
À mon avis il y a de nombreux facteurs qui peuvent expliquer cela, notamment l’influence du progrès technologique sur les relations internationales, le développement économique et la montée en puissance d'un grand groupe de pays en développement. Cette nouvelle tendance est aussi liée au fait que la Chine et les États-Unis ont davantage confiance en eux lorsqu’ils abordent les enjeux stratégiques mondiaux. Ils éprouvent en fait une certaine inquiétude face à la montée en puissance du régime chinois et au renforcement de son idéologie. Certains Américains identifient cette montée en puissance à une montée de la rivalité de la Chine envers leur pays, comme si la Chine voulait insister sur les différences entre nos deux pays, et comme s’il y avait un conflit avec les États-Unis sur le plan idéologique et des valeurs, voire même une rivalité entre nos deux systèmes socio-économiques. À la fin de la guerre froide, les États-Unis avaient largement confiance en eux. Ils avaient gagné le conflit qui les opposait à l’Union soviétique, et ils pensaient pouvoir transformer aussi la Chine en jouant la carte du rapprochement diplomatique. Aujourd’hui cette confiance a disparu, les États-Unis voient désormais la Chine comme un compétiteur.
Il ne faut pas non plus s’inquiéter : il me paraît impensable que ces tensions finissent par déboucher sur une réelle opposition. Un conflit militaire à grande échelle entre la Chine et les États-Unis serait impensable, et je pense que les deux pays en ont parfaitement conscience. La réalité la plus importante à garder à l’esprit est en fait la suivante : les États-Unis et la Chine sont deux puissances nucléaires, ils peuvent maintenir une forme de rationalité dans leurs interactions stratégiques, et ils peuvent mettre à distance les sentiments nationalistes et les approches purement idéologiques. Ils ne sont pas obligés de se laisser prendre dans ce jeu de surenchères, ils peuvent largement traiter leurs différends avec calme, prudence et réalisme.
En mai dernier, le président Joe Biden a officiellement annoncé la mise en place du « Cadre économique Indo-Pacifique pour la prospérité » (IPEF), à l’occasion de sa visite en Asie. Peut-on considérer que cette annonce marque le lancement de la stratégie Indo-Pacifique des États-Unis ?
La stratégie américaine de l’Indo-Pacifique avait été lancée à l’époque de l'administration Trump, elle avait ouvert la voie à une série d’exercices militaires conjoints et à une coopération interétatique dans de nombreux domaines comme la logistique et le renseignement, entre les quatre pays dans le cadre du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD : États-Unis, Japon, Australie et Inde). L’administration Biden a hérité de cette architecture et a dans le même temps entrepris de rallier les partenaires traditionnels des Américains dans la zone Atlantique, tout en renforçant la coopération économique et commerciale avec de nombreux pays dans le monde.
La stratégie de l’IPEF repose sur quatre piliers : une économie connectée, une économie résiliente, une économie décarbonée et une économie équitable. Le premier pilier se concentre sur l'économie numérique, il va fournir, avec l'économie décarbonée, l’un des fondements de la croissance économique future. Il comportera une forte composante normative, un domaine dans lequel les États-Unis sont à la pointe. Le second pilier, l'économie résiliente, concerne la recomposition des chaînes d'approvisionnement mondiales autour des États-Unis, et en particulier les chaînes d’approvisionnement impliquant les ressources énergétiques les plus importantes. Enfin, le troisième pilier, l'économie équitable, hérite largement de la rhétorique de Trump dans le domaine économique et commercial. Il sera marqué par une certaine opposition au libre-échange et par la politisation du commerce international, notamment en matière de fiscalité, de lutte contre le blanchiment d'argent, dans la lutte contre la corruption, etc.
Ces quatre piliers visent clairement à contrecarrer la concurrence de l'industrie chinoise. Il faut en effet rappeler que notre pays dispose de nombreux avantages dans le domaine de l’économie numérique et décarbonée, et qu’il peut aussi rivaliser avec les États-Unis sur le plan commercial, notamment en ce qui concerne les chaînes d'approvisionnement. C’est pour cela que les États-Unis ont lancé l’IPEF. Cela marque la fin d’une époque : celle des accords commerciaux qui faisaient appel à une ouverture toujours plus poussée des marchés et qui reposaient sur la négociation et la coopération. l’IPEF va utiliser la reconstruction des chaînes d'approvisionnement comme un levier pour évincer la Chine. Dans ce sens, elle marque bien le coup d’envoi de la stratégie Indo-Pacifique des États-Unis.
Le Secrétaire d'État américain Antony Blinken a récemment prononcé un discours pour commenter la politique chinoise. Il en a profité pour annoncer que Washington adoptera une triple stratégie commerciale, basée sur des investissements, sur des alliances avec d’autres pays, ainsi que sur un renforcement de la compétitivité américaine. Comment percevez-vous ce discours de la part des États-Unis ? Et à l’inverse, comment percevez-vous le discours chinois sur les relations entre nos deux pays ?
Si les Américains parlent des investissements, c’est parce qu’ils veulent désormais renforcer leur compétitivité. Pendant la guerre froide, le ratio des investissements en R&D aux États-Unis était de 2 % du PIB, il n'est aujourd’hui plus que de 1 %. Ils ont donc un retard à combler. Par contre, il n’y a rien de nouveau dans la référence aux alliances interétatiques : elle a toujours fait partie de la stratégie diplomatique américaine, elle a toujours été un moyen pour les États-Unis de démultiplier leur puissance. Il ne faut pas oublier que dès son entrée en fonction, l’administration Trump avait sapé les alliances traditionnelles des États-Unis, il est donc logique que le président Biden cherche aujourd’hui à les restaurer, tout en cherchant de nouvelles alliances avec de nouveaux pays. Dans le monde globalisé d’aujourd’hui, les Américains ont plus que jamais besoin de se trouver des alliés pour concurrencer la Chine et pour l’isoler sur la scène internationale.
La Chine adopte aussi un discours qui vise à réaffirmer ses intérêts stratégiques. En ce qui concerne les investissements par exemple, nos deux pays ont plus ou moins la même approche. La Chine se distingue cependant des États-Unis sur d’autres aspects. Elle pratique la politique du non-alignement, et c’est là une importante différence avec la politique étrangère américaine. La Chine ne veut pas tracer de ligne idéologique et ne veut être l’ennemi de personne. Au contraire, elle fait tout son possible pour que tous les pays unissent leurs forces et établissent des relations amicales. C’est aussi pour cela que la Chine souhaite garder une certaine stabilité dans sa coopération économique et commerciale avec les États-Unis. De leur côté, les États-Unis veulent diviser le monde et construire une alliance pour rivaliser avec la Chine.
Lors du Dialogue du Shangri-La de cette année (ndt : conférence internationale organisée chaque année par l'International Institute for Strategic Studies et qui traite des questions de défense et la sécurité dans la zone Asie-Pacifique), l’un des principaux sujets de discussion portait sur Taïwan. Selon vous, comment pourrions nous se prémunir des risques liés à cette question ?
La question de Taïwan est au cœur des intérêts fondamentaux de la Chine. S’il n’y avait pas eu un compromis entre la Chine et les États-Unis sur ce sujet, nos deux pays n’auraient jamais rétabli de relations diplomatiques. Après la visite de Nixon en Chine, nos deux pays avaient entamé un processus de négociation qui avait duré plus de 8 ans. Même si plus de 40 ans nous séparent de cette époque, la question de Taïwan est toujours aussi importante aux yeux de la Chine, et le statu quo subsiste entre les deux rives du détroit, précisément parce que nous avons des intérêts encore plus importants à défendre dans nos relations avec les États-Unis. Il faut maintenir la stabilité stratégique dans le domaine de la dissuasion nucléaire, dans celui des relations économiques et commerciales, mais aussi dans le domaine de la coopération entre les peuples américains et chinois. Si jamais un changement substantiel du statu quo devait néanmoins se produire, qu’il provienne des autorités taïwanaises ou du gouvernement américain, la Chine devrait par conséquent prendre des mesures fermes.
Joseph Nye, professeur américain à l'université de Harvard, a récemment affirmé qu’il serait très irréaliste de la part des États-Unis de remettre en question la stabilité de leurs relations avec la Chine. Katrina vanden Heuvel, chroniqueuse au Washington Post, a aussi récemment écrit que le monde avait besoin d’apaisement plutôt que de tension entre les grandes puissances. Enfin, un rapport du Wilson China Fellowship, édité par Lucas Myers, suggère que les États-Unis et la Chine, en travaillant ensemble, pourront contribuer aux efforts mondiaux sur des défis comme le changement climatique, les épidémies, la pauvreté, etc. Que pensez-vous de tous ces points de vue ?
Tous ces points de vue sont justes, mais encore faut-il savoir comment s’y prendre concrètement. Dans le cas du changement climatique, l’administration Biden refuse de mener une politique de transfert de technologie vis-à-vis de la Chine, et les États-Unis cherchent à empêcher la domination de la Chine dans le domaine des énergies propres. C’est justement ce qui est à l’œuvre depuis les débuts de l’IPEF. Les États-Unis sanctionnent aujourd’hui de nombreuses entreprises chinoises dans le domaine des technologies.
Malgré tout cela, la Chine et les États-Unis
partagent de nombreux intérêts communs. Une guerre, qu’elle soit froide ou
chaude, n’est dans l'intérêt de personne. Nos deux pays n’ont d’autres choix
que de prendre des mesures pour éviter que les tensions ne viennent à
s'accroître dans l’avenir.
Photo : Xinhua
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