[Géopolitique] Singapour - Chine : une amitié sous influence
Si importante et décisive est l’influence du fait chinois dans la formation humaine des habitants de Singapour que l’on pourrait tenir la cité-État comme le prolongement naturel d’une culture continentale hégémonique et fière. Or, Singapour appartient à
ce réseau d’archipels que le grand historien Denys Lombard intégrait davantage à un espace rhizomique, constitué d’espaces mixtes et intermédiaires, riches et ouverts tant sur le monde indo-malais qu’européen, dans sa période coloniale. Qu’en est-il aujourd’hui ?
En tant que cité-État indépendante, Singapour représente sans doute l’un des enjeux les plus importants de ce siècle. Située à l’embouchure du détroit de Malacca, Singapour est à l’Asie ce que Suez est à l’Afrique : un centre névralgique de l’économie mondiale. Mais Singapour est bien plus que cela encore. Le fondamentalisme religieux dans sa périphérie proche, conjugué à la nécessaire sécurisation des itinéraires commerciaux, confère à Singapour une situation privilégiée, au cœur des rivalités naissantes entre la Chine et les États-Unis. Singapour est aussi un laboratoire de la globalisation voire de sa créolisation par le choix du plurilinguisme. Plus qu’à Hongkong peut-être, les cultures du monde y sont mises en contact de manière foudroyante.
Un laboratoire pour la Chine
Singapour lors de la fête nationale, le 9 août 2022 © DENG Zhiwei/Xinhua
Après l'indépendance de l’empire britannique en 1958, le rattachement à la Malaisie en 1963, puis l'indépendance en 1965, Singapour a su devenir, avec très peu de ressources naturelles et des problèmes socio-économiques importants – émeutes raciales, chômage massif, difficultés de logement et d'accès à l'eau –, l'un des pays les plus développés et les plus prospères du monde, en matière d'économie, d'éducation, de santé, de sécurité et d'urbanisme. Dès les années 1980, Singapour se hisse au rang des autres dragons d’Asie que sont Hongkong et Taïwan. Elle le doit en grande partie à son premier dirigeant Lee Kuan Yew (1923 - 2015), chantre d’une gouvernance autoritaire inspirée de valeurs néo- confucéennes qu’il oppose à celles des droits de l’Homme et de la démocratie en Occident. Singapour devient dès lors une référence dont s’inspire la nouvelle équipe dirigeante chinoise et les réformes incarnées par Deng Xiaoping, tout en restant fidèle à l’idéologie marxiste. Il faut dire que les affinités sont grandes entre la Chine et cette partie de l’Asie du Sud-Est. La population est à plus de 70 % originaire de la province méridionale chinoise du Fujian. Elle a développé ses propres caractéristiques : linguistiques tout d’abord en mêlant des tonalités du chinois hokkien à l’anglais de Singapour, le fameux singlish ; culturelles ensuite, car nombre de commerçants chinois se sont installés dans la région en épousant des femmes malaises et en y développant leur propre culture. On les appelle les Peranakans, reconnaissables à cette hybridité propre à un style de vie qui s’est parfois associé à d’autres apports étrangers, portugais notamment.
Cet intérêt des Chinois pour Singapour ne s’est jamais démenti. Un très grand nombre de grandes fortunes s’y est installé. Parmi les 10 milliardaires les plus riches de Singapour aujourd’hui, six sont nés en Chine et nombre d’hommes d’affaires venus de Hongkong s’y établissent pour les facilités d’investissements que la cité-État leur offre. Lointaine semble l’époque où la cité-État était qualifiée par la presse chinoise de « laquais de l’impérialisme américain ». Singapour est désormais connue en Chine sous le nom de « cité-jardin ». Par ailleurs, la cité-État ambitionne de devenir une « société de la connaissance » (a knowledge society), selon la formule consacrée, en attirant dans ses universités les meilleurs cerveaux du monde sinophone voire au-delà. Au point que celle-ci est devenue un modèle pour les États du Golfe et des villes arabes comme Dubaï. Pour l’heure, son économie repose sur les services bancaires et financiers (deuxième place financière d'Asie après le Japon), le commerce, la navigation (deuxième port du monde derrière Shanghai pour le tonnage cargo avec 501,566 millions de tonnes en 2010, mais aussi en conteneurs pour la même année), le tourisme, les chantiers navals et le raffinage du pétrole (troisième raffineur mondial). Se comprend d’autant mieux l’intérêt du gouvernement chinois de renforcer sa coopération avec Singapour par sa promotion du projet des Nouvelles Routes de la soie et une volonté de conjuguer la connectivité terre-mer dans le cadre normatif de l’ASEAN, organisation de coopération régionale propre à l’Asie du Sud-Est, qui regroupe par ailleurs un milliard d’individus soit autant de consommateurs potentiels. Singapour est aussi associée à la promotion de la coopération Lancang-Mékong et est connue pour son rôle de facilitateur de rencontres diplomatiques comme celles promues par le Shangri Dialogue ou en marge de celles-ci avec l’entretien inédit en 2018 entre le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un et son homologue américain, Donald Trump.
Singapour : un maillon essentiel pour Pékin de la promotion de sa diplomatie du pourtour
Depuis 2013 et le lancement du projet des Nouvelles Routes de la soie, la formule « diplomatie de bon voisinage » s’articule peu à peu à une prééminence chinoise retrouvée. La République populaire de Chine s’investit toujours plus dans les mécanismes régionaux de coopération économique et de sécurité. Depuis les années 1990, elle est à la fois le moteur d’une intégration économique régionale à travers une politique commerciale offensive, et l’arbitre de potentiels conflits régionaux par le retour affirmé de sa souveraineté territoriale. Plus généralement encore, l’intérêt de la Chine pour l’Asie du Sud-Est et la mer est contemporain de son insertion dans la mondialisation et du développement de sa marine hauturière, qu’elle soit marchande ou militaire. Segment d’une des plus importantes routes maritimes, la mer de Chine méridionale est aujourd’hui un laboratoire stratégico-militaire où la Chine domine, dans la continuité des thèses de Liu Huaqing, le fondateur de la stratégie navale de la Chine actuelle. La forte insertion de Singapour par ailleurs au commerce international est à la fois un atout et une faiblesse. Singapour est l’un des pays de la région les plus intégrés aux chaînes de valeurs centrées sur la Chine, dont la croissance connaît depuis peu un ralentissement. Le poids des échanges extérieurs a tendance à rendre le pays vulnérable aux chocs générés par les tensions sur les chaînes d’approvisionnement. Toutefois, Singapour a progressivement réorienté ses échanges vers la Chine, qui représente son 1er excédent commercial. Au cours des vingt dernières années, la part des exportations de Singapour vers la Chine et Hongkong a fortement augmenté (de 15 à 28 % des exportations totales entre 2002 et 2021), au détriment des États-Unis (de 15 à 8 %), de l’UE (de 11 à 8 %) et du Japon (de 7 à 4 %). Illustrant l’intégration commerciale croissante de la région, l’ASEAN est également, en 2021, le 2e client (27 %) de Singapour en agrégat, et son 1er fournisseur.
Parmi les 10 milliardaires les plus riches de Singapour aujourd’hui, six sont nés en Chine et nombre d’hommes d’affaires venus de Hongkong s’y établissent pour les facilités d’investissements que la cité-État leur offre.
D’autre part, la crise sanitaire a mis en lumière la dépendance du pays aux importations alimentaires, couvrant près de 90 % de ses besoins. La cité-État a introduit une stratégie visant à atteindre 30 % d’autonomie alimentaire d’ici 2030 mais cet objectif sera difficile à atteindre en raison de l’étroitesse du territoire (enclave de 728 km2) et des coûts de production élevés. Les enjeux climatiques ont par ailleurs une influence croissante sur la politique économique. Début 2022, la cité-État a annoncé viser la neutralité carbone autour de 2050, ce qui passera notamment par un changement de son mix électrique (95 % de gaz naturel). Singapour est aussi le 1er pays de la région à avoir introduit une taxe carbone. Alors que les hubs pétrolier, portuaire et aéroportuaire sont au cœur de l’activité économique, la transformation du modèle énergétique de Singapour est un enjeu central aujourd’hui, comme l’illustrent les nombreuses mesures annoncées pour décarboner l’activité et encourager l’usage de sources alternatives aux énergies fossiles. Cet objectif de l’éco-durabilité promu par Singapour s’est traduit par une coopération avec la Chine à partir de 2007. Il s’agit du projet « Sino-Singapore Tianjin Eco-City ». Située au Nord-est de la Chine, Tianjin est la plus importante zone urbaine en Chine continentale. Désireux d’attirer l’attention sur les relations possibles entre développement durable et rapide urbanisation, les gouvernements de Singapour et de Chine se sont associés dans le but de créer « une ville prospère, socialement harmonieuse, respectueuse de l’environnement et utilisant efficacement ses ressources ». Un projet important qui montre la dynamique exemplaire des échanges entre les deux pays.
Emmanuel LINCOT est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.
Photo du haut : Port de Singapour © DENG Zhiwei/Xinhua
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