[Géopolitique] Chine – Maghreb : un rapprochement tous azimuts

1682333328320 Le 9 Emmanuel LINCOT

La Chine accroît sa présence en Méditerranée. Lieu de rencontre de trois continents, reliée à l’océan Atlantique par l’étroit cordon de Gibraltar, à la mer Noire par le Bosphore et à l’océan Indien par l’isthme puis le canal de Suez... C’est donc une mer éminemment stratégique et il est donc logique que la Chine s’y intéresse, et plus particulièrement au Maghreb. 

L’Afrique du Nord s’inscrit en effet dans une stratégie plus vaste qui vise à connecter les ports du sud de l’Europe et à créer ainsi une dynamique d’ensemble sur le plan économique. Le projet Belt and Road Initiative (BRI) initié par Pékin en 2013 identifie la Méditerranée comme axe stratégique de redéploiement de la Chine dans le cadre des routes de la Soie du XXIe siècle avec un intérêt particulier pour la route Asie-Europe. Les flux Asie-Europe représentent un quart du trafic de conteneurs dans le monde ; soit un peu moins que les flux transpacifiques (28 %), mais trois fois plus que les flux transatlantiques. Réduire le délai de transport contribue à limiter l’impact de la hausse des coûts de production. L’objectif est aussi de créer un levier pour pénétrer, au-delà du Maghreb, les régions de l’Afrique subsaharienne. Last but not least : Pékin renforce son positionnement sur les ressources en hydrocarbures dans la région. La diversification tous azimuts engagée par Pékin de ses fournisseurs, et quel que soit leur niveau de réserve, est le fil conducteur de sa diplomatie énergétique. L’Algérie, la Libye sont les plus privilégiés de la région. La pénétration chinoise est de surcroît facilitée par des instances de concertation permettant à Pékin de privilégier à la fois une approche bilatérale et multilatérale dans toute la région.

Une intelligence des situations et des affinités sur le temps long

La Chine, en tant que force de propositions, crée des alternatives en Méditerranée et au-delà, comme le China Arab Cooperation Forum (fondé en 2004) dans la continuité du FOCAC (Forum on China-Africa Cooperation - fondé en 2000), mais aussi avec les Européens eux-mêmes, en promouvant la China-central and Eastern European Countries Cooperation – dit « 16+1 » (2012). L’avantage pour la Chine est de solliciter les suffrages de ces pays pour défendre ses propres vues dans une symétrique de situation en matière de droit de la mer, et tout particulièrement en mer de Chine, là même où Pékin rejette les décisions du CPA (Cour Permanente d’Arbitrage) de La Haye (2016) concernant les différends qui l’opposent à ses voisins en Asie du Sud-Est. À ce positionnement s’ajoute la nécessité désormais pour la Chine de pouvoir intervenir là même où ses ressortissants seraient menacés. Elle a été amenée à exfiltrer 60 000 de ses ressortissants en Lybie, au commencement des Printemps arabes (2011). Ses capacités de projection sont à présent facilitées par l’installation de sa base à Djibouti (2017) permettant aux militaires chinois d’engager des missions de soutien à large spectre et en Méditerranée même. Ce souci d’autonomie stratégique est constant y compris dans le domaine des communications et de la surveillance des câbles sous-marins dont la pose échoit à Huawei Marine Networks. L’accès à l’autonomie militaire donne lieu également à des manœuvres militaires conjointes entre la Russie et la Chine depuis 2015 en Méditerranée avec une réciprocité de moyens entre les marines des deux pays en mer de Chine.

À ceci s’ajoutent des affinités idéologiques très anciennes vis-à-vis de l’ensemble du monde arabe et tout particulièrement de l’Algérie dont les indépendantistes ont été soutenus par Mao Zedong. Cette solidarité affichée par le gouvernement chinois dès les années cinquante ne contribue pas moins à la défense d’un idéal promu par Pékin. Cet idéal, c’est aussi celui de l’intellectuel Frantz Fanon et des Damnés de la terre, et d’une émancipation des peuples par le choix d’une révolution rurale. La guérilla, dans son acception à la fois idéologique et par des tactiques de combat éprouvées durant la bataille d’Alger, est une méthode qui a fait ses preuves durant la guerre française du Vietnam. Fondamentalement d’inspiration chinoise, elle bouleverse les pratiques conventionnelles de la guerre auxquelles les Occidentaux étaient habitués. Dans son rapport du faible au fort, Pékin travaille ainsi les opinions du Tiers-Monde en sa faveur et y parvient même avec un certain succès dans la rivalité qui l’oppose alors non seulement aux pays occidentaux mais encore à l’Union soviétique. Avec la fin de la guerre froide, la Chine développe en Algérie de multiples intérêts économiques, qu’il s’agisse du domaine industriel avec le textile et l’électronique mais aussi des infrastructures. La stratégie chinoise étant de créer un centre opérationnel entre l’Europe et l’Asie. Un partenariat stratégique global avait été signé en ce sens par le président Bouteflika et son homologue chinois en 2014.

En 2016, l’Algérie concentrait près de la moitié des exportations chinoises au Maghreb (7,6 milliards de dollars en 2016, contre 3 milliards à destination du Maroc). C’est dans le domaine gazier que le développement de la relation entre les deux pays s’est accéléré ; la guerre en Libye voisine n’y étant pas étrangère. Le groupe Sinopec à Zarzaïtine est, dans l’est du pays, particulièrement actif. Des investissements d’un montant de 7 milliards de dollars dans l’exploitation des mines de phosphate sont par ailleurs en cours de négociation depuis 2020. La vente d’armes chinoises à Alger – des corvettes notamment – participe de cette coopération et conforte le souhait des autorités algériennes de diversifier leurs sources d’approvisionnement en matière d’armes (plus de 60 % de celles-ci étant achetées à la Russie). C’est une majorité d’entreprises chinoises de BTP qui est en situation de monopole. Ainsi, la CITIC-CRCC (China International Trust and Investment Compagny - China Railway Construction Corporation) est chargée de la construction de l’autoroute Est-Ouest d’Oran. Plus généralement, l’Algérie a octroyé une cinquantaine de contrats de constructions à des compagnies chinoises dont la valeur s’élèverait à 20 milliards de dollars. Près de 40 000 ressortissants chinois travaillent en Algérie. C’est la deuxième communauté chinoise la plus importante du continent africain.

Pékin en tant que médiateur de paix

Les récents pourparlers organisés à l’instigation de la Chine au Moyen-Orient entre l’Arabie Saoudite et l’Iran au sujet du Yémen a levé au Maghreb un vent d’espoir et tout particulièrement dans la rivalité qui oppose l’Algérie au Maroc. Les deux pays ont vu leurs relations s’envenimer sur la question du dossier du Sahara occidental. Le Front Polisario, soutenu par l’Algérie, se bat pour l’organisation d’un référendum d’autodétermination conformément aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, qui a validé à cet effet la création de la Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (MINURSO). Même si la Chine maintient une politique neutre sur le conflit du Sahara, soutenant officiellement les efforts de l’ONU pour un référendum sahraoui longtemps retardé, tout en équilibrant soigneusement ses intérêts économiques au Maroc et en Algérie, la diplomatie chinoise sait aussi pouvoir jouer un rôle constructif dans les négociations à venir entre les parties rivales. De même pour la Lybie, en proie à la guerre civile depuis plus de dix ans, ou la Tunisie alors en pleine stagnation économique, et cherchant à développer les opportunités offertes par Pékin, sans pour autant renier ses liens avec les partenaires occidentaux. Comme le rappelle une note de la Fondation pour la Recherche Stratégique, les pays du Maghreb sont souvent présentés comme un marché prometteur de près de 100 millions de clients potentiels pour les entreprises chinoises, susceptibles de distribuer leurs biens de consommation courants (produits électroménagers, textile), adaptés à des populations au pouvoir d’achat encore limité, mais davantage solvables qu’en Afrique subsaharienne. La Tunisie, le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie représentent 15 % du PIB du continent africain pour 8 % de sa population. Le niveau de vie (exprimé en parité de pouvoir d’achat par habitant) en Tunisie ou en Algérie est comparable au PIB moyen en Chine (15 000 $ par an). Dans les faits, les entreprises chinoises accompagnent l’industrialisation des pays du Maghreb, puisqu’après Renault installé à Tanger et PSA à Kénitra, le constructeur automobile BYD Auto devrait inaugurer une première usine au Maroc au début de la prochaine décennie. La Chine est aussi un partenaire indispensable pour la modernisation des infrastructures et sans nul doute jouera un rôle essentiel dans la reconstruction de la Libye.

Le développement économique de la région est de l’intérêt de la Chine, afin d’éviter des bouleversements institutionnels (notamment l’arrivée au pouvoir de régimes islamistes) qui lui seraient préjudiciables. Soucieuse de protéger ses expatriés et ses intérêts, la Chine s’implique davantage dans les opérations de stabilisation politique et de sécurisation (appui au G5 Sahel, participation plus active aux missions de l’ONU). Enfin, la présence de la Chine au Maghreb permet de soutenir la croissance économique de la région (par l’achat de matières premières et la construction d’infrastructures) offrant ainsi de nouvelles perspectives aux entreprises européennes. Selon les données du FMI, entre 2010 et 2020, le PIB de l’Algérie devrait croître de 35 % et celui du Maroc de 80 %. En Afrique, les groupes européens doivent se résoudre à abandonner les domaines où leur compétitivité est menacée comme le BTP, pour se tourner vers des secteurs de services à plus forte valeur ajoutée et où leur compétence est reconnue, comme l’agroalimentaire, les assurances ou la grande distribution (le groupe Carrefour a inauguré un premier magasin en Algérie en 2015 et a plusieurs projets d’ouverture d’hypermarchés dans ce pays). La présence de la Chine au Maghreb se révèle largement complémentaire aux investissements européens. Elle contribue au développement économique de toute la région et fait partie des solutions en vue de ralentir les candidats des migrants désœuvrés des pays de la région vers l’Union européenne.

Emmanuel LINCOT est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.

Photo : Alger. Ludovic Courtès, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons


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