Les agricultures chinoises et indiennes, ou comment nourrir des géants

1684140385299 Le 9 Emmanuel Lincot

Le poids démographique de ces deux pays les plus peuplés du monde confère à la question agricole un rôle de tout premier plan. Quelle part exercent les politiques publiques dans ce domaine ? Quelle est la vulnérabilité de chacun de ces pays du point de vue de leur sécurité alimentaire ? Tenter d’y répondre revient à s’intéresser aux choix des stratégies environnementales liées aux moyens de développement mais aussi aux transformations encourues par chacune de ces sociétés depuis ces dernières décennies.

La question agricole : un enjeu global

L’équation est simple : la surface agricole utile de chacun de ces États-continents s’est considérablement amoindrie tandis que leur population augmentait, et que l’industrialisation à marche forcée détruisait d’une manière irréversible les nappes phréatiques et l’environnement dans un contexte, on le sait, de réchauffement climatique généralisé. Les contrastes entre les deux pays tiennent tout d’abord de leur spécificité géographique. Les risques naturels en Chine sont les typhons, les tsunamis et les tremblements de terre, tous récurrents. Les affaissements de terrains sont également fréquents pour cause d’érosion largement due à la déforestation, sans oublier la sécheresse, autre fléau auquel les agriculteurs indiens sont également exposés. Les répartitions des deux populations sur leur territoire respectif sont en revanche bien différentes. Plus de 60 % de la population chinoise est urbanisée contre 35 % en Inde ; la première se concentrant essentiellement sur le littoral tandis que la population indienne est plus densément répartie autour des fleuves, au nord notamment. En Chine, l’ère maoste a introduit une collectivisation et une planification dans la société qui ont provoqué de nombreux dommages telle que la famine pour être ensuite abandonnées à la fin des années 1970. Deng Xiaoping reprend alors en main le secteur primaire et opte pour le choix de sa libéralisation partielle ; l’État veillant à la régulation du marché. En Inde, l'événement marquant reste la révolution verte de 1950 avec l’extension des terres agricoles notamment par le choix du remembrement et une industrialisation brutale des techniques de production.

Les agricultures indienne et chinoise pèsent un poids considérable dans l'économie mondiale. La balance commerciale agroalimentaire pour l’Inde équivalait à 32,1 milliards d’euros d’exportations et 22,4 milliards d’euros d’importations en 2017, soit un solde positif de 9,7 points. Pour la Chine, il s’agit de 65,8 milliards d’euros d’exportations, contre 107,1 milliards d’euros d’importations en 2018, soit un solde négatif de 41,3 points. L’Inde est en première place pour la production de lait alors que ses rendements pourraient augmenter, ainsi que pour les protéagineux. Elle est en seconde place pour le blé, le riz, le coton, le sucre, le thé et les fruits et légumes. La Chine est en première place pour la production du blé et l’élevage des porcs et des volailles. Elle est en seconde place en ce qui concerne la production de maïs. Dans les deux cas, le secteur agricole bénéficie d’un fort soutien des politiques publiques. L’objectif, de part et d’autre, est bien sr de nourrir une population encore traumatisée par le spectre de la famine. Sécurité alimentaire et augmentation des revenus ruraux demeurent des priorités pour la Chine. Elles tiennent compte d’un fait important : la mondialisation induit des comportements de consommation désormais proches des critères occidentaux. L’Inde est loin quant à elle d’avoir achevé sa mue en termes d’innovation dans le secteur agricole ; un très grand nombre d’agriculteurs du pays s’y opposant. Le volontarisme chinois n’est pas étranger à la nature du régime politique de Pékin tandis que le pluralisme politique indien complexifie les initiatives au niveau national et rend de plus en difficiles les rapports entre le monde rural et l’agro-industrie dont les exigences en matière de rendement sont lourdes de conséquences.

Rizières en terrasses, Guilin, Chine. Tine Steiss de Shanghai, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons.

La question environnementale : un objectif stratégique…

Ces exigences se paient au prix fort. Ainsi, l’Inde enregistre un taux de suicide chez les agriculteurs parmi les plus élevés au monde. Endettement pour l’achat de pesticides, destruction des terres expliquent ce triste record. Des initiatives agroécologiques sont pourtant prises et notamment dans l’Andhra Pradesh mais elles sont loin d’enrayer un phénomène que la Chine a elle- même connu plus tôt, celui de la disparition du monde rural. Fondamentalement, l’urbanisation y a fait des dégts considérables et le surmenage des terres pose un problème majeur à la Chine, que ce soit sa dépendance alimentaire vis-à-vis de l’étranger, la pollution ou la raréfaction de ses ressources en eau. La surexploitation globale de celle-ci, entre l’industrie et les besoins des zones urbaines expose des centaines de millions de Chinois (en Chine du nord- ouest tout particulièrement où avance le désert de Gobi) à un stress hydrique préoccupant. En 2019, l’Inde a connu une sécheresse inédite. Les effets ont été multiples et immédiats : dysfonctionnement des systèmes sanitaires du pays, baisse des rendements agricoles, pénurie alimentaire, hausse des prix des aliments et de l’eau, baisse de l’attractivité économique du pays, endettement face à l’importation nécessaire, mais surtout un manque d’apport en eau et en nourriture, impactant les plus vulnérables de plein fouet. À ceci s’ajoute la surexploitation des fleuves de l’Himalaya et le risque que fait peser la Chine dans ses velléités de construire des grands barrages en amont depuis la province du Tibet. Ce problème de l’eau entre les deux pays envenime des relations déjà compliquées par des litiges frontaliers qui les opposent.

Pour autant émerge de part et d’autre une « conscience verte ». En Chine notamment, des campagnes de sensibilisation sont menées par des associations écologistes, en partenariat avec des personnalités locales célèbres, et éduquent sur les conséquences des achats excessifs et sur les habitudes écologiques à prendre. Ainsi, face à la folie générée lors du Black Friday, des écologistes chinois reprennent le Green Friday inventé en France en 2017, une contre-initiative dont le but est de reverser 10 % des chiffres d’affaires à des associations luttant pour la protection de l’environnement. Dans le domaine de l’alimentation, la consommation responsable des Chinois passe également par le végétarisme, mode d’alimentation de plus en plus choisi, afin de réduire leur consommation de viande. Les grandes métropoles sont les principales villes où le végétarisme est adopté et des solutions inspirées de l’étranger sont alors proposées par la société civile chinoise afin d’encourager un régime alimentaire moins riche en viande. Toutefois, la transition nutritionnelle avec la part croissante de la consommation de viande montre désormais des statistiques alarmantes avec 46 kilos de viande par an et par personne en moyenne dont 65% de viande porc, contrairement à 1980 où ce n’était que 13 kilos de viande par an et par personne. En 2018, la Chine avec son 1,4 milliard d’habitants, consommait la moitié de la production de porcs dans le monde et devient le plus gros consommateur et importateur de viande à l’échelle planétaire.

L’action citoyenne est importante car elle permet d’obtenir des résultats encourageants quant à la situation environnementale. Et c’est également le cas en Inde avec les pratiques écologiques et solidaires.

...Et de nouvelles prises de conscience

Cependant, cette consommation importante pose des problèmes au niveau des pratiques agricoles et de l’environnement. D’abord, l’élevage industriel entrane des conséquences sur l’environnement car cela génère des émissions de gaz à effet de serre et cause des déforestations. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la pratique devient aussi polluante que le secteur des transports. Une consommation consciente est donc conseillée localement et d’après une enquête préliminaire lors du lancement de la campagne Shu Shi sur un magazine lifestyle en ligne, nombreux sont les Chinois qui adopteraient une alimentation plus verte. Sur 88 % personnes interrogées, 83 % étaient prtes à manger végétarien au moins une fois par semaine et 62 % étaient prêtes à le faire deux jours ou plus par semaine. Ainsi, la conscience verte chinoise émerge par le biais de citoyens engagés mais aussi sensibles à la question climatique et qui constatent les effets ravageurs de la pollution et du réchauffement climatique, à la fois sur l’agriculture et leur santé. L’action citoyenne est importante car elle permet d’obtenir des résultats encourageants quant à la situation environnementale. Et c’est également le cas en Inde avec les pratiques écologiques et solidaires. Des innovations dans le champ de l’agriculture ne cessent d’y émerger. Face à l’industrialisation très présente dans le pays, la société civile souscrit davantage au développement durable et fournit des solutions solidaires aux populations les plus pauvres. Par exemple, il s’agit d’équipements pour purifier l’eau des villages, de soins médicaux et d’installations permettant de fournir un éclairage solaire.

La capacité à agir des Indiens souhaitant une évolution des actions environnementales s’est amplifiée à partir des années 1990, à travers trois phénomènes telles que la montée de la crise écologique, l’arrivée de la plus grande vague de jeunes dans l’histoire de l’Inde, car plus des deux tiers des Indiens ont moins de 35 ans, ainsi que l’émergence d’une classe moyenne éduquée. Parmi ces innovations vertes et citoyennes, le choix d’une agriculture résiliente et durable face au dérèglement climatique, comme celle du baranaja. Le baranaja est une polyculture traditionnelle basée sur douze variétés locales et la synergie entre plantes, donnant ainsi de meilleurs rendements que la monoculture, particulièrement en temps de sécheresse. Cette polyculture est un atout face au réchauffement climatique et permet à 3,5 millions de fermiers indiens de vivre en autosuffisance. Ainsi l’Inde et la Chine s’affirment en tant que pays engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique. D’une manière hautement significative, le président chinois Xi Jinping a annoncé, dans une déclaration faite aux Nations Unies en 2020, la neutralité carbone en Chine d’ici 2060. Son homologue indien, Narendra Modi, annonait quant à lui à la Cop 26 de Glasgow, le fait que l’Inde atteindrait la neutralité carbone en 2070. Le compte à rebours est lancé…

Emmanuel Lincot est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.

Photo du haut : pxhere

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