[Interview] Jean-Pierre Page : l'« esprit sino-français » peut contribuer à en finir avec les sectarismes, l’ignorance, les idées reçues et l’esprit partisan
Que pensez-vous de la visite du président Xi Jinping en France et qu'attendez-vous du développement des relations entre la Chine et la France ?
Cette visite du Président Xi Jinping est un événement politique majeur ! Il faut donc contribuer à en faire mesurer tout à la fois la signification pour les relations bilatérales sino-françaises tout comme l’influence positive que cela peut et doit avoir sur les réponses à apporter à une situation internationale incertaine et dangereuse. Si nous vivons une période de risques, nous vivons également une période d’opportunités. Je pense pour ma part que la France et la Chine qui sont deux grandes nations à la tête d’une histoire commune très riche et qui sont par ailleurs membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies ont un devoir de responsabilité face à l’urgence de certains problèmes vis-à-vis desquels il faut mobiliser les énergies, les intelligences. Le monde a besoin d’un multilatéralisme qui soit à la hauteur des défis. Cela suppose entre nos deux pays une coopération bilatérale exemplaire. Cela exige le respect réciproque des principes d’indépendance, de souveraineté, de non interférence et de non-ingérence, sans lesquels il est illusoire de vouloir partager et agir ensemble avec efficacité et sur un pied d’égalité.
Voyons les choses en face ! Un nombre de plus en plus grand de peuples ne supportent plus l’unilatéralisme, le système de deux poids deux mesures, l’ostracisme, les politiques de sanctions et de coercitions, l’obsession hégémonique des éternels donneurs de leçons comme les États-Unis et leurs vassaux qui font courir des risques graves au devenir même de l’humanité. Entretenir délibérément les tensions, le chaos et les conflits sont contraires aux exigences et aux besoins d’un monde qui change vite, très vite. Comment ne pas prendre en compte ces sentiments largement partagés. Refuser de voir cette évidence en s’obstinant dans le choix d’une conception des relations internationales fondées sur un conservatisme désuet et dominateur qui consiste à se cramponner à une vision néocoloniale et des alliances d’un autre âge c’est faire le choix de l’immobilisme, ce n’est pas avancer c’est reculer. Les attentes sont fortes, et il n’y a pas de problèmes sans solutions. Il faut donc faire preuve de lucidité, de volonté et de courage politique, en finir avec la rhétorique. Cela ne peut se faire sans un dialogue respectueux avec l’autre. Cette visite d’état du Président Xi Jinping peut dans ce sens être facteur de confiance et contribuer à des initiatives concrètes. Il faut donc s’en féliciter d’autant qu’elle va se dérouler à un moment opportun.
Xi Jinping a souligné que l'histoire unique des relations sino-françaises a façonné l'« esprit sino-français », c'est-à-dire l'indépendance, la compréhension mutuelle, la prévoyance et le bénéfice mutuel et la coopération gagnant-gagnant. Comment pensez-vous que cet « esprit sino-français » peut être appliqué à la diplomatie des grandes puissances ? Comment peut-il avoir un impact positif sur les affaires sino-françaises, sino-européennes et internationales ?
Il faut tenir compte des leçons du passé. Aujourd’hui comme hier elles ont une valeur pédagogique et devraient permettre d’éviter et surmonter bien des obstacles. En 2024, année du Dragon de Bois et donc année du 60e anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la Chine, mesurons le chemin parcouru et ce qu’il signifie afin de permettre de nouvelles avancées. C’est là une responsabilité qui doit contribuer à forger une ambition !
Ainsi, cette longue et singulière histoire entre la France et la Chine, « cette nation plus vieille que l’histoire » comme aimait à le dire le Général de Gaulle mériterait d’être plus largement connu. On devrait pour cela la revisiter, la mettre en valeur afin de persévérer dans la voie positive et constructive de ceux qui furent ses initiateurs au premier rang desquels le Général de Gaulle, le Président Mao Zedong, André Malraux ou Zhou Enlai.
La France et la Chine « ces deux mondes qui ne pouvaient s’ignorer » furent ensemble capables de s’appuyer sur un patrimoine, une longue histoire commune faite d’ombres et de lumières mais aussi d’une curiosité partagée. Songez aux années de jeunesse et d’engagement politique qui furent celles de Deng Xiaoping, Cai Hesen, Chen Yi ou Chou Enlai quand ils vécurent, travaillèrent et ont milité en France au début des années 1920. Le Général de Gaulle de manière prémonitoire avait compris bien avant d’autres hommes d’état occidentaux que la vision archaïque de la Chine et du monde qui avait prévalu n’avait plus de sens ! Sa conviction était faite ! Un jour, disait-il, la Chine nouvelle, celle née en 1949, « s’éveillerait » comme l’exposa remarquablement Alain Peyrefitte dans ses ouvrages sur la Chine contemporaine. Cette histoire et celle qui avait précédée représentent un formidable patrimoine à partir desquels il est possible de prendre appui pour permettre de nouvelles avancées. Cela doit être là, une source d’inspiration.
Ainsi, en 1964, en se tendant les mains, la France et la Chine avaient rendez-vous avec l’histoire. Cette initiative politique exemplaire et sans précédent à cette époque bouleversa l’ordre des choses. Elle influença les évènements qui allaient suivre dont le plus important fût en octobre 1971, la reconnaissance par l’Assemblée Générale des Nations Unies de la République Populaire comme seul et unique représentant de la Chine. Cette décision qui réparait une profonde injustice entraîna l’entrée de celle-ci au sein du Conseil de Sécurité aux côtés des vainqueurs du fascisme hitlérien dont la France.
Avec ce souci, celle-ci joua le rôle qui devait être le sien. Il en fut ainsi, parce que l’intérêt de la France comme de la Chine étaient de partager une communauté de choix à travers ce que devait être une coopération exemplaire particulièrement dans le soutien au multilatéralisme, à la coopération, à la paix et donc au respect des principes et des valeurs de la Charte des Nations Unies. Ces défis demeurent et sont d’une brûlante actualité ! Se préoccuper de nouer de nouvelles convergences en ce sens est un impératif.
La contradiction pour les Européens mais aussi pour les Français est qu’ils sont tiraillés entre leurs alliances politiques et idéologiques avec les Etats-Unis dont ils sont les vassaux et leurs intérêts économiques avec le reste du monde dont la Chine. C'est-à-dire avec les trois/quart de l’humanité. Il faut donc pour la France comme pour l’Europe choisir entre soumission et indépendance !
Tenant compte de la longue histoire des relations entre la Chine et la France, cet esprit « sino français » que vous évoquez peut contribuer à en finir avec les sectarismes, l’ignorance, les idées reçues, l’esprit partisan. Il faut donc s’en inspirer et prendre appui sur cette longue et très riche histoire commune qui est la nôtre dans un esprit positif et sans conditionnalités. Cela peut favoriser également un état d’esprit nouveau dans le domaine des relations internationales. Par exemple dans l’Océan Indien comme dans le Pacifique où nos deux pays sont très présents, nous devrions ensemble apporter une contribution pour en faire une vaste zone de paix, de détente, de coopération en faveur du droit au développement plutôt que de s’inscrire dans la recherche d’alliances militaires que les Etats-Unis multiplient contribuant ainsi aux tensions et aux provocations.
Quelle est, selon vous, la particularité des relations sino-françaises sur la scène internationale ?
Il est un fait que les Chinois apprécient et respectent la France et les Français. Ils expriment à leur égard un intérêt sincère comme pour notre histoire qu’ils connaissent souvent très bien. C’est une chance qu’il faut saisir, non seulement pour des raisons économiques et commerciales, mais plus fondamentalement pour des raisons politiques, stratégiques afin de développer des échanges porteurs de meilleure compréhension, de découvertes mutuelles, d’amitié et de paix.
C’est pourquoi, il faut sortir de cette relation schizophrénique dans laquelle, pour des raisons politiciennes, certains cherchent à vouloir enfermer les relations entre la Chine et la France ou entre la Chine et l’Europe.
S’écarter de cette approche négative est la seule manière de lutter contre cette banalisation et cette accoutumance aux comportements irresponsables, conservateurs et unilatéraux des pseudo experts, des professionnels des fake news et de certains dirigeants politiques comme de ces médias mercenaires et militants aveuglés. En France ces derniers instrumentalisent et monopolisent les plateaux de télévision pour calomnier la Chine et même pour critiquer le Président français quand il se rend en Chine et se félicite de ses entretiens avec le Président Xi Jinping. C’est inacceptable.
Il y a beaucoup à faire pour comprendre la Chine, cette longue civilisation cinq fois millénaire en continu, il faut faire cet effort. Il faut donc pour cela encourager les échanges et les dialogues dans tous les domaines, ils sont essentiels. Mais faut-il encore le faire sans arrière pensées avec le souci qu’ils soient concrets, utiles qu’ils répondent à des besoins pour nous permettre d’avancer ensemble. Dans ce sens, une priorité doit être accordée à la jeunesse.
Que pensez-vous de la proposition de Xi Jinping d’« un monde multipolaire équitable et ordonné et une mondialisation économique inclusive » face à la coopération internationale multidisciplinaire et aux conflits internationaux ?
Les tensions, les conflits, le chaos suscité comme ces guerres au cœur de l’Europe ou du Proche-Orient comme dans d’autres régions du monde sont le reflet de contradictions de plus en plus aiguë. Le système libéral dominant est confronté à une crise systémique qui met en cause son hégémonie. Il y répond par une politique de confrontation systématique de plus en plus brutale.
Il est donc dans l’ordre des choses que nombreux sont les peuples qui sont amenés à constater que le capitalisme ne marche pas, qu’il faut chercher d’autres alternatives permettant de trouver des réponses à leurs besoins. Le système international devrait contribuer à la recherche de solutions, mais le plus souvent son instrumentalisation par les pays occidentaux, particulièrement par les USA, débouche sur la démonstration de son impuissance. Il faut donc contribuer à une prise de conscience, ne pas subir et surtout il faut rassembler en prenant des initiatives concrètes et utiles.
En ce sens, je pense que les propositions de la Chine et celles du Président Xi Jinping ont le grand mérite de proposer non seulement une réflexion sur l’état réel du monde mais de défendre des orientations respectueuses de la souveraineté de chaque État. Il ne s’agit pas d’imposer un modèle et nul ne peut prétendre que quiconque détient les bonnes réponses.
Nous vivons une situation paradoxale. Depuis la seconde guerre mondiale jamais nous n’avons vécu une situation aussi dangereuse , au point qu’elle touche au devenir de l’humanité, or, dans le même temps et jamais autant qu’aujourd’hui les défis du droit au développement, de la lutte contre les inégalités, du réchauffement climatique et de l’environnement, de la paix, de la sécurité et du désarmement n’ont jamais autant exigé de coopération, de dialogue, d’échanges et donc la recherche de réponses concrètes. C’est à tout cela qu’il faut répondre.
Comment pensez-vous que les centaines d'échanges culturels qui auront lieu pendant l'Année de la culture et du tourisme contribueront à la compréhension mutuelle des civilisations et aux échanges entre les peuples ?
Dans le cadre du 60e anniversaire Il faut se féliciter de la dimension, de l’extrême diversité et de la richesse d’un programme d’échanges culturels entre la France et la Chine qui vont permettre je le pense un saut qualitatif dans la compréhension mutuelle de deux cultures dont le rayonnement mondial est un fait indiscutable.
Il y a toujours eu entre la France et la Chine un intérêt réciproque qui remonte très loin. En France, de Montaigne à Voltaire, des expéditions scientifiques décidées par Louis XIV, sans oublier les œuvres de grands écrivains comme Victor Hugo, Pierre Loti, Georges Segalen, Paul Claudel, Saint John Perse, sans parler d’André Malraux ont participé à l’éveil de notre curiosité pour votre immense pays. Je l’avoue c’est mon cas à travers ma lecture répétée des Conquérants et de La Condition humaine d’André Malraux.
Si on rappellera à l’occasion de toutes ces expositions en France et en Chine la place qui fut celle du surréalisme dans l'avant-garde artistique, on sait beaucoup moins que que mille ans auparavant des peintres chinois de la dynastie Song explorèrent des chemins identiques. On le découvrira à cette occasion. Cette réciprocité dans les échanges sera source d’une grande richesse pour le public français tout comme pour le public chinois. Les échanges entre musées comme ceux dans la sphère musicale vont susciter le souhait d’aller plus loin par le voyage d’un plus grand nombre de touristes français en Chine et de chinois en France. Les facilités créées sur ce plan pour les visas vont ouvrir des perspectives inédites en particulier pour la jeunesse.
Pour ma part, je suis convaincu que cette approche dans le domaine des échanges culturels entre nos deux pays permettra de surmonter bien des idées reçues, contribuera à faire reculer bien des idées fausses sur la Chine. Nous avons à apprendre les uns des autres. Cette nouvelle mentalité internationale doit être nourrie par le partage, la culture y contribue. Chacun d’entre nous et tous ensemble nous avons à œuvrer à cette mission qui j’en suis certain sera un facteur d’espoir et de confiance. Cette contribution permettra à nos deux pays et chacun à partir de ce qu’il est et représente de demeurer fidèle aux choix faits il y a 60 ans d’établir des relations diplomatiques.
Jean-Pierre Page est ancien responsable du département international de la CGT et rédacteur en chef de la revue en ligne La Pensée libre.
Entretien
réalisé le 21 avril 2024
Photo : un panel d’officiels, d’experts et d’universitaires chinois et internationaux s’étaient réunis en avril à l’UNESCO à Paris pour faire avancer la cause du dialogue inter- civilisationnel © Li Yang/CNS
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