[Géopolitique] Chine-Hongrie : une relation privilégiée avec l’Est de l’Europe
Un intérêt culturel ancien
L’intérêt politique de la Hongrie remonte à l’époque où l’empire austro-hongrois obtient dans le port de Tianjin une concession allouée après la révolte des Boxers, en 1900. Ce territoire est rétrocédé à la Chine le 14 août 1917, date de l'expiration du bail austro- hongrois. Elle n’en aura pas moins été très active puisqu’à l’instigation de son allié allemand, elle sert de relais à toutes sortes d’initiatives visant à déstabiliser Français et Britanniques, dans le contexte de la première guerre mondiale. Plus fondamentalement, dès la fin du XVIIIe siècle, une partie de l’élite hongroise a choisi de penser le destin historique de son pays comme asiatique. C’est une façon pour elle de se distinguer de l’Autriche, de l’emprise politique qu’elle exerce, et dont elle finira par s’affranchir à l’issue du premier conflit mondial, en proclamant l’indépendance de la Hongrie. Cette singularité revendiquée donne lieu à la naissance d’un puissant courant intellectuel, le touranisme. Au XIXe siècle, il s’exprime sur la base d’une origine linguistique et culturelle commune avec les nations de l’Asie. Sur fond de revendications identitaires et politiques dénonçant l’impérialisme autrichien, l’Orient et ses extrêmes, deviennent une source d’inspiration pour les jeunes nationalistes hongrois qui envisagent désormais ces lointaines contrées comme étant la terre de leurs ancêtres, les Magyars.
Budapest @ Pxhere
À travers les thèses défendues par l’orientaliste Alexandre Csoma de Kőrös (1784-1842) qui, lui, voit plus d’un lien de parenté entre le hongrois et le tibétain qu’il étudie au point d’être considéré comme le père de la tibétologie en Europe, cet idéal d’abord diffus se dote d’une doctrine solide, préambule nécessaire à son institutionnalisation, avec la fondation en 1910 de la Société touranienne qui sera son organe principal tout au long du XXe siècle. C’est dans ce contexte qu’émergent deux grandes figures de la sinologie européenne, d’origine hongroise, Étienne Balazs (1905-1963) et Ferenc Tőkei (1930–2000). Le premier poursuit sa carrière en France et publie son chef-d’œuvre, La bureaucratie céleste, faisant autorité encore à ce jour, tandis que le second est l’auteur de Naissance de l’élégie chinoise, en hommage au poète Qu Yuan (IVe siècle avant notre ère) et l’on sait que ses travaux d’érudition sur la Chine ancienne étaient appréciés par le philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995). Cet intérêt des Hongrois pour la Chine et l’Asie plus généralement se vérifie à la visite du magnifique musée des arts asiatiques de Budapest. Ses prestigieuses collections, souvent ignorées, témoignent d’un intérêt déjà ancien pour le patrimoine de l’Asie. Si le touranisme est pour partie à l’origine de cet engouement, il reste avant tout un mélange d’orientalisme et de nationalisme remettant en question dès sa genèse le récit européen conventionnel. Prônant une identité hongroise enracinée en Asie, le touranisme a de nouveau le vent en poupe dans la Hongrie d’aujourd’hui, et les manuels scolaires du pays mettent plus que jamais en avant les liens historiques entre Magyars et peuples de l’Asie.
Ainsi, la célébration d’Attila le Hun – qui devait donner les derniers coups de butoir concourant à l’effondrement de l’empire romain, à l’orée du Moyen Âge – est plus que jamais exaltée. Au reste, Viktor Orban n’a-t-il pas déclaré « Nous sommes tous des enfants descendant d’Attila » ? Une profession de foi qui se traduit, dans ses propres choix de politique étrangère, par une volonté de tourner le dos à cette Europe coupable à ses yeux d’avoir trahi les intérêts de la nation hongroise, amputée à l’issue du traité de Trianon en 1920 des deux tiers de son territoire et de son accès à la mer ainsi que du tiers de sa population. En retour, Viktor Orban cultive ses relations avec le Conseil des États turcs et plus particulièrement encore avec la Chine. Et la réciproque est aussi vraie car Pékin a très tôt manifesté son intérêt pour l’évolution politique de la Hongrie, dans le contexte de la guerre froide, au point où Mao Zedong (1893-1976) compare l’insurrection hongroise de Budapest écrasée par l’armée soviétique en 1956 aux foyers de contestation de Wuhan, surnommée la « petite Hongrie » (xiao Xiongyali), quand survient, la même année, le Mouvement des Cent Fleurs.
À l’Est toute !
Bien que membre de l’Union européenne, la Hongrie de Viktor Orban ne trouve pas contradictoire de s'attacher les faveurs et la confiance de la Chine. Au reste, Viktor Orban n’a pas hésité à s’affranchir du système européen d’achat de vaccins, pour se fournir en vaccin chinois, il a ouvert la porte à la 5G de Huawei, et plus récemment, a déroulé le tapis rouge à l’université chinoise de Fudan, qui prévoit d’installer une antenne à Budapest. L’opération d’aménagement de ce campus est presque entièrement financée par un prêt de 1,3 milliard d’euros accordé par la Chine à la Hongrie, et ce sont des entreprises chinoises qui ont le monopole de ce marché. Concernant les grands dossiers internationaux, Pékin et Budapest sont sur la même longueur d'onde, plaidant pour un règlement pacifique en Ukraine tout en restant proche du Kremlin. La Hongrie, « voix solitaire » face à la fièvre guerrière agitant l'Union européenne selon Viktor Orban, a « remercié la Chine pour ses efforts en faveur de la paix dans la région ». À travers cette visite en Hongrie, le président Xi Jinping envoie un message à Bruxelles : voilà comment la Chine voudrait être traitée. Il est vrai que les investissements chinois en Hongrie dans les batteries et véhicules électriques progressent rapidement, faisant du pays une tête de pont pour l'industrie chinoise au cœur de l'Union européenne. En choisissant ce pays, Pékin entend souligner que les Vingt-Sept ne sont pas unis dans leur volonté de rééquilibrer leurs relations avec la Chine, et que leur méfiance les prive d'investissements chinois massifs.
Au reste, Budapest s'oppose au projet de la Commission de Bruxelles de taxer les importations de véhicules électriques chinois. Des intérêts ferroviaires sont engagés par ailleurs avec la Chine dans l’aménagement d’une ligne de train à grande vitesse reliant Budapest à Belgrade. Cette ligne doit permettre aux passagers de rallier les deux capitales, distantes de quatre cents kilomètres, en moins de trois heures, contre huit heures actuellement. Mais surtout, pièce maîtresse du dispositif logistique des « Nouvelles Routes de la soie », elle accélérera l’acheminement vers l’Europe occidentale des marchandises chinoises débarquées au port du Pirée en Grèce. Cette affirmation de la Chine dans les zones portuaires lui donne une profondeur stratégique. Ce maillage est épaulé́ par des structures de dialogue qui engagent la diplomatie chinoise dans une double approche, à la fois bilatérale et multilatérale ; approches lui assurant la pénétration des marchés européens (sachant que 80 % du commerce entre l'UE et la Chine se fait par la voie maritime). La Méditerranée étant le lieu de rencontre de trois continents, reliée à l’océan Atlantique par l’étroit cordon de Gibraltar, à la mer Noire par le Bosphore et à l’océan Indien par l’isthme puis le canal de Suez. C’est donc une mer éminemment stratégique et il est donc logique que la Chine s’y intéresse. À la question de savoir pourquoi le président chinois s’est rendu à Budapest, la réponse est simple : la Hongrie est le tremplin nécessaire qui relie cette partie de l’Europe orientale aux Balkans. Et partant, à la Méditerranée... Preuve, si cela restait à démontrer, que les choix du président Xi Jinping relèvent de la pure stratégie.
Emmanuel Lincot est l’auteur de Chine et Terres d’islam : un millénaire de géopolitique aux PUF. Il enseigne l'histoire politique et culturelle de la Chine à l'Institut catholique de Paris.
Photo du haut : le 29 avril 2024, à la gare de Novi Sad en Serbie, des passagers descendent du train de la section Belgrade-Novi Sad de la ligne Hongrie-Serbie. La ligne ferroviaire Hongrie-Serbie, qui relie la capitale serbe Belgrade à la capitale hongroise Budapest, s'étend sur près de 350 kilomètres et est un projet emblématique de l'initiative « Une Ceinture, une Route » entre la Chine et les pays d'Europe centrale et orientale. La section Belgrade-Novi Sad de la ligne Hongrie-Serbie, d'une longueur d'environ 80 kilomètres, a été mise en service le 19 mars 2022. © Li Ying/Xinhua.
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