[Géopolitique] Chine – Pays-Bas : une relation aux enjeux multiples

1726577255000 Le 9 Emmanuel Lincot
Alors que l’on célébrait il y a deux ans le cinquantième anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays, leur coopération s’avère cruciale dans le domaine de la très haute technologie. Plus de vingt universités ont signé des partenariats et, bien que leur nombre ait été restreint, près de 10 000 étudiants chinois étudient aux Pays-Bas. Lors de sa rencontre avec le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, le 27 mars 2024, le président Xi Jinping a soutenu que la Chine était prête à importer davantage de produits de haute qualité des Pays-Bas et a invité les entreprises néerlandaises à investir davantage en Chine. Plus que tout, le président Xi Jinping a mis en garde son hôte contre les conséquences économiques d’un « découplage ». Une référence aux semi-conducteurs où les Pays-Bas occupent une position centrale via l’entreprise ASML qui détient le monopole mondial sur les machines de lithographie à ultraviolet extrême (EUV), la plus à la pointe du marché. Son activité est désormais pour partie interdite à l’exportation vers la Chine depuis que La Haye subit des pressions de Washington en la matière avec la crainte de voir la Chine utiliser cette technologie à des fins militaires, ce que la Chine dément, en menaçant en retour son partenaire européen de le priver de terres rares. Pour autant, même si la conjoncture est difficile, les deux pays restent attachés à leurs relations. L’intérêt des Pays-Bas pour l’Asie en général et la Chine en particulier est en effet séculaire et marqué par des enjeux technologiques et économiques récurrents.

Une relation très ancienne

La création de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales en 1602 entraîne l’arrivée massive d’objets d’art asiatiques et notamment chinois en Hollande. Parmi ces derniers, les porcelaines chinoises connaissent un engouement sans précédent de la part des collectionneurs. L’une des plus belles encore visible aujourd’hui appartient à la collection Custodia. Mais dès le grand siècle, les faïenciers s’inspirent aussitôt de ces nouveaux modèles. En cherchant à imiter la porcelaine chinoise, ils mettent au point une terre de faïence au grain fin et recouverte d’un émail stannifère, c’est à dire un émail avec de l’étain, qui permet aux faïenciers d’approcher l’aspect de la porcelaine chinoise. Décorées à l’aide de cobalt, ces faïences alliant l’influence des arts asiatiques et européens donnent naissance à un genre nouveau qui fait la renommée de Delft, le plus grand centre européen de faïence au XVIIe siècle. La puissance néerlandaise établit ses comptoirs sur la petite île de Deshima au Japon ainsi que sur le littoral formosan mais aussi et surtout en Indonésie ; laquelle deviendra après la seconde guerre mondiale la première possession coloniale européenne à proclamer son indépendance. Dans ce contexte de découverte de l’Asie, la sinologie européenne compte dans ses rangs, à partir de la fin du XIXe siècle, des universitaires néerlandais de premier plan.

L’un d’eux, Gustaaf Schlegel (1840-1903) fonde aux côtés du français Henri Cordier (1849-1925), T’oung Pao, l’une des premières revues scientifiques d’Europe consacrée à la Chine ancienne. Cette tradition est perpétuée aux Pays-Bas par le diplomate et érudit Robert van Gulik (1910-1967), auteur par ailleurs des enquêtes policières – encore célèbres aujourd’hui – du Juge Ti inspirées du contexte médiéval chinois sous la dynastie Tang. Plus près de nous, on pense à Kristofer Schipper (1934-2021), grand spécialiste du taoïsme ou encore à Erik Zürcher (1928-2008), professeur à l’université de Leyde, et auteur de livres faisant autorité sur le bouddhisme chinois. Cette présence néerlandaise en Asie crée des liens importants en particulier avec des immigrants chinois de l’Indonésie que l’on appelle les « Pernakans ». Ils s’intègrent avec beaucoup de succès dans la société hollandaise. Dans les années quatre-vingt, avec la politique des réformes initiée par Deng Xiaoping, nombre de Chinois, cette fois originaires de Wenzhou, viendront s’installer à leur tour aux Pays-Bas, comme en France, en jouant un rôle essentiel dans la restauration et les métiers de bouche. L’intérêt est d’ailleurs réciproque y compris dans le domaine des arts, puisque de très grands artistes contemporains chinois comme Liu Ye ou Zeng Fanzhi s’inspirent l’un de Mondrian, l’autre de Van Gogh.

Membre fondateur de la construction européenne depuis 1957, la monarchie parlementaire néerlandaise accueille plusieurs institutions de l’Union européenne, notamment à La Haye, qui est devenue au cours du XXe siècle la capitale mondiale du droit. Très attachés à la défense des intérêts des « petits » pays au sein de l’Union européenne, les Pays-Bas promeuvent une Europe libérale, dans laquelle l’approfondissement et la stabilisation du marché commun sont des priorités. Les Pays-Bas sont enfin l’un des pays les plus riches de l’Union européenne, le PIB par habitant (959 milliards d’euros en 2022) y étant également parmi les plus élevés. Se comprend d’autant mieux l’intérêt pour Pékin de préserver cette relation avec les Pays-Bas dont le positionnement constitue aussi une ouverture stratégique pour le développement de son projet des Nouvelles Routes de la soie en Europe du Nord, et par rapport au Benelux (Belgique, Luxembourg, Pays-Bas) avec Rotterdam pour hub portuaire destiné à favoriser l’interconnectivité entre le vieux continent et le littoral chinois. Signe des temps : depuis 2023, la Chine détient 8 % des capacités de transport et de fret du principal port néerlandais.

Vers une interconnexion plus large : le Benelux

Ayant bénéficié d’un volume d’échanges économiques record depuis ces cinq dernières années (d’un montant supérieur à 116 milliards de dollars chaque année), le déficit commercial bilatéral ne cesse de se creuser entre les deux États (102 milliards de dollars de déficit). Les Pays Bas se classent par ailleurs au rang de plus gros importateur de Chine dans l'Union européenne mais au troisième rang en tant qu’exportateur européen vers la Chine. La Chine excelle à l’exportation vis-à-vis des Pays-Bas dans le domaine de la téléphonie et de l’informatique tandis que les produits néerlandais les plus prisés en Chine pour leur qualité sont les machines-outils, et dans le secteur primaire, les céréales. Mais ce sont surtout les puces électroniques de nouvelle génération fabriquées par ASML qui sont le plus convoitées. De toute évidence, l’interdiction de leur exportation n’est pas une bonne nouvelle pour le groupe néerlandais puisque la Chine continentale est le troisième marché du fabricant européen après Taïwan et la Corée du Sud, et est même devenue son premier marché au troisième trimestre, représentant 46 % de son chiffre d’affaires.

Au reste, le président Xi Jinping à l’occasion de sa rencontre avec Mark Rutte en visite à Pékin a réagi fermement en rappelant qu’« aucune force ne pouvait entraver le rythme des progrès technologiques de la Chine ». En réalité, les Pays-Bas se retrouvent au cœur du combat auquel se livrent les États-Unis et la Chine sur la production de puces électroniques dernier cri. L’Amérique déploie toute son influence pour empêcher son principal concurrent stratégique de rattraper son retard dans ce domaine crucial pour la production des smartphones les plus avancés, des véhicules électriques ou de systèmes d’armement complexe.

Quoi qu’il en soit, plus de 3 000 entreprises néerlandaises, certaines étant de renommée internationale (Shell, Unilever et Vlisco...), ont investi en Chine depuis ces dernières années. La Chine quant à elle mise considérablement sur des investissements dans le domaine de la santé et celui de l’ingénierie rurale, et plus particulièrement des énergies renouvelables. Les Pays-Bas se trouvent dans le peloton de tête des pays européens où la Chine investit le plus et où plus de 700 entreprises chinoises sont d’ailleurs présentes. Plus fondamentalement, aux yeux des dirigeants chinois, il s’agit avec les Pays-Bas de parachever l’interconnexion par ailleurs établie avec le Luxembourg et la Belgique dans le domaine de la logistique et des activités économiques. Sept grandes banques chinoises ont choisi le Grand-Duché comme pôle européen de leurs activités tandis que la Belgique est devenue le septième partenaire commercial de la Chine au sein de l'Union européenne. Preuve s’il en est que malgré la rivalité à laquelle les Pays-Bas et le Benelux peuvent être parfois confrontés avec la Chine, cette dernière n’en demeure pas moins un partenaire incontournable.

Emmanuel Lincot est l’auteur de Chine et Terres d’islam : un millénaire de géopolitique aux PUF. Il enseigne l'histoire politique et culturelle de la Chine à l'Institut catholique de Paris.

Photo : champs de tulipes au Pays-Bas © Meng Dingbo/Xinhua

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