[Géopolitique] Chine – Malaisie : une relation stratégique

1728982013034 Le 9 Emmanuel Lincot

Fédération de 32 millions d’habitants occupant une partie de la péninsule malaise et de l’île de Bornéo, sa situation géographique actuelle en faisant un État riverain de la Thaïlande, du Bruneï, de l’Indonésie et de la cité-État de Singapour à laquelle la relient deux ponts traversant le détroit de Johor, la Malaisie occupe un positionnement stratégique crucial au cœur de l’Asie du Sud-Est, et a su attirer des investisseurs importants, chinois notamment. 

Classée au 36e rang de l’indice mondial de l’innovation, la Malaisie bénéficie d’une forte attractivité. Celle-ci a été rendue possible grâce à la politique menée par l’un des dirigeants les plus importants de l’Asie et père fondateur des principales réformes du pays, Mohamad Mahathir. Musulmane et modérée, cette société n’en reste pas moins ethniquement hétérogène. 

Outre la présence de Tamouls et d’Indiens, 22 % des habitants sont des Malaisiens d’origine chinoise. Un atout pour Pékin qui y voit un facilitateur pour le développement de ses projets dans le domaine des infrastructures en particulier, bien que la Chine ne soit pas le premier investisseur dans le pays. Ce sont les États-Unis, en effet, qui pour l’heure sont en première position dans le domaine des investissements même si Kuala Lumpur cherche une position d’équilibre entre Washington et Pékin, tout en privilégiant sa coopération avec sa périphérie immédiate, les pays membres de l’ASEAN. 

Un pays carrefour au sein des « routes maritimes de la soie » 

Le pays joue un rôle d’autant plus crucial qu’il s’intègre dans un environnement soumis à de fortes tensions liées aux contentieux insulaires du sud de la mer de Chine. Toutefois, la gestion de la Malaisie des tensions en mer de Chine méridionale est très différente de celle des Philippines et du Vietnam. Le gouvernement malaisien a ainsi toujours pris soin de ne pas faire de la question des frontières maritimes une cause nationale et de minimiser l’importance des conflits. Les autorités malaisiennes ont même en la matière un rôle plutôt modéré et ses experts, dans le cadre de colloques internationaux, ne cessent de rappeler que ce qui tiendrait lieu de « menace chinoise » est surévalué, notamment par les pays occidentaux. L’argument des experts malaisiens est de dire que l’idée d’une « menace » est d’autant plus infondée que l’économie de la Chine, désormais tournée vers l’extérieur, est de plus en plus intégrée à l’économie des pays de l’Asie du Sud-Est. 


© Cheng Yiheng/Xinhua

Lors de la rencontre avec le président Xi Jinping, Najib Razak, alors Premier ministre malaisien affirmait que les conflits « devaient être résolus par le dialogue et traités de manière appropriée » ; ajoutant que l’Asean et la Chine « devaient travailler ensemble pour une prospérité et une paix commune ». Dix ans plus tard, Anwar Ibrahim, dans la droite ligne esquissée par son prédécesseur, semblait à son tour vouloir mettre en application les principes arrêtés jadis par le réformateur Deng Xiaoping, au sujet de la politique à mener concernant les relations Chine – Asie du Sud-Est : « mettre de côté les conflits et favoriser le développement conjoint ». Au reste, dirigeants chinois et de Malaisie sont plutôt enclins à favoriser le développement de zones d’activités conjointes ou Zones Communes de Développement (ZCD) (en anglais : Joint Development Area ou JDA). Cette politique pour la Malaisie est claire et pragmatique : mieux vaut mettre de côté les querelles frontalières et ne pas risquer de remettre en cause sa sécurité énergétique. Pour la Chine, la sécurisation de ses approvisionnements énergétiques prime et en particulier l’accès libre de toute contrainte au détroit de Malacca. 

C’est par ce détroit que transite le tiers du fret international et la pérennité du projet des « routes maritimes de la soie », lancé par Xi Jinping en 2013, est très largement tributaire de cette voie de passage obligée. C’est dans ce contexte que la figure historique de l’amiral Zheng He, sous la dynastie Ming (XIVe siècle), a été pleinement réhabilitée. Elle nourrit le narratif chinois d’une relation multiséculaire entre la Chine et les pays de la région ; une relation, n’hésite- t-on pas à rappeler en haut lieu, beaucoup plus ancienne que celle établie avec les Occidentaux. Et pour la Chine, les ports malaisiens constituent des escales clés. Deux semblent prioritaires pour Pékin : le port de Kuantan et Port Kelang. Signe des temps : le premier a signé un accord de coopération avec le port chinois de Qinzhou en 2022, tandis que le second, profitant de la saturation de Singapour, devenait un hub de plus en plus important. 

Ainsi, la Compagnie générale maritime (CMA CGM) dont le siège est à Marseille, en a fait sa principale escale entre l’Europe et l’Asie. Et la situation de Port Kelang intéresse au plus haut point les armateurs de Shanghai. À ces échanges portuaires s’ajoute le projet phare d’« Une Ceinture, une Route » (encore appelé Nouvelles Routes de la soie), l’East Coast Rail Link (ECRL). Réalisé avec l’aide de la Chine, cette ligne a pour but de connecter les deux façades côtières de la Malaisie, en privilégiant Port Kelang comme principale desserte. Et ce n’est pas le seul projet ferroviaire mis au point par les logisticiens chinois. Un TGV Kuala Lumpur – Singapour d’une longueur de 350 kilomètres devrait permettre de relier les deux villes en une heure trente contre six heures trente aujourd’hui. Une connexion avec la Thaïlande est en négociation pour insérer le projet dans un réseau transasiatique plus vaste, sans oublier l’idée d’aménager un réseau de pipe-lines qui avait été suspendue après les élections malaisiennes de 2018. 

Le souhait d’une coopération élargie 

Outre l’équivalent de 99 milliards de dollars investis par la Chine dans l’économie nationale, ce n’est pas seulement dans le domaine de la logistique ou des infrastructures que les deux pays entendent développer leur coopération. Ainsi, lors de sa visite en Chine, en avril 2023, le Premier ministre Anwar Ibrahim a évoqué la question de la dépendance asiatique au dollar américain : « Il n’y a aucune raison pour qu’un pays comme la Malaisie continue à dépendre du dollar américain ». Une déclaration prise au sérieux à Pékin qui entend, à l’aide des BRICS en particulier, créer des alternatives monétaires au dollar. Depuis, la banque centrale malaisienne travaille à l’introduction du renminbi et du ringgit dans le cadre des échanges bilatéraux entre les deux pays. Un autre volet de cette coopération porte sur le déploiement de la 5G. Soucieux de préserver son indépendance, la Malaisie a fait le choix de la diversité en faisant appel au suédois Ericsson mais aussi au chinois Huawei. Au reste, la Chine compte être aussi partie prenante dans le plan de développement de l’industrie malaisienne des semiconducteurs en tant qu’investisseur. Dans ce cadre, l’Asia-Pacific Semiconductor Summit and Expo (APSSE) se tient en octobre 2024 à Penang, là même où résident les plus anciennes communautés chinoises du pays, parfois établies depuis le XIVe siècle. C’est un salon sino-malaisien qui s’inscrit d’une part dans le cinquantième anniversaire des relations diplomatiques entre la Chine et la Malaisie et qui offre à la Chine l’opportunité de diversifier ses chaînes d’approvisionnements tout en accompagnant l’accession des entreprises malaisiennes aux étapes à plus forte valeur ajoutée. 

Il est à noter que depuis l’instauration de sanctions commerciales américaines, les équipements chinois des semiconducteurs ont peu eu l’occasion de participer à des salons professionnels internationaux. Le gouvernement du Premier ministre Anwar Ibrahim conserve donc une politique traditionnelle de bien répartir ses relations économiques et politiques internationales pour veiller à ne s’aliéner aucun partenaire. Les autorités chinoises apprécient d’autant ce choix qu’elles savent qu’en 2025 la Malaisie présidera l’ASEAN. Une raison supplémentaire de se rapprocher de Kuala Lumpur. La Malaisie, en retour, ne cache pas son souhait de rejoindre les BRICS dans un esprit de « non-alignement ». Le lancement de la grande zone économique spéciale Singapour-Johor mais aussi le développement de la vallée Klang constituent par ailleurs des atouts considérables pour la Malaisie qui se présente comme un nouvel eldorado de la tech. La Chine y répond positivement et participe ainsi de l’émergence d’une nouvelle puissance asiatique en devenir, la Malaisie. 

Emmanuel Lincot est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris. 

Photo du haut : © Cheng Yiheng/Xinhua 

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