[Géopolitique] Chine – Bengladesh : un rapprochement de première importance

1731407194262 Le 9 Emmanuel Lincot

Cette relation bilatérale s’inscrit dans une volonté pour la Chine de définir des alternatives au dilemme du détroit de Malacca par où transite le tiers du fret international. C’est aussi pour la Chine la nécessité de développer des partenariats qui s’avèrent d’autant plus utiles que l’Inde joue, elle, la carte du rapprochement tous azimuts avec les puissances occidentales. En cela, le Bangladesh est perçu différemment à Pékin et à New Dehli. Pour la Chine, c’est une porte qui lui ouvre des horizons neufs vers l’océan Indien où la Chine a de nombreux intérêts, que ce soit aux Maldives ou au Sri Lanka. Pour l’Inde, le Bangladesh est au contraire perçu comme un écrou devant entraver la progression chinoise dans la région. Côté bangladais, il s’agit de développer des opportunités économiques comme l’ont fait bien d’autres États de l’Asie du Sud-Est en répondant favorablement au projet initié par Pékin, « Une Ceinture, une Route », auquel Dacca a été parmi les premières capitales asiatiques à adhérer en 2016. Le Bangladesh attire en tout cas bien des convoitises et malgré les soubresauts politiques qu’il a connus durant l’été dernier, sa croissance de 7 % ne laisse pas les investisseurs indifférents. 

Une histoire multiséculaire et des enjeux sensibles 

Les relations entre les deux pays ont été marquées par des relations très anciennes. Ainsi, on sait qu’à l’époque du Haut Moyen Âge, les moines Faxian et Xuan Zang se sont rendus au Bengale tandis qu’Atisha, au XIe siècle, après une longue pérégrination en Asie du Sud- Est, a poursuivi sa prédication jusque dans les régions du Tibet. Les itinéraires empruntés plus tardivement par chacune de ces grandes figures du bouddhisme sont les mêmes que ceux des pèlerins musulmans. L’arrivée de l’amiral chinois Zheng He, lui-même de confession musulmane, et mandaté par la Cour des Ming, facilite grandement les contacts. En 1911, les Britanniques divisent le Bengale en deux entités, l’une occidentale, l’autre orientale et lorsque l’Inde proclame son indépendance, le Bengale oriental est alors administré par le Pakistan. Tutelle par trop pesante dont il finit par s’affranchir en proclamant à la suite d’une sanglante guerre civile en 1971 sa propre indépendance. Un nouveau pays est né : le Bangladesh. La Chine de Mao s’est alors très vite préparée à cette issue en liant des contacts étroits avec les nationalistes de la région. Huseyn Shaheed Suhrawardy est l’un d’eux et est d’ailleurs invité dès 1957 à Pékin. La capitale chinoise établit avec Dacca des relations diplomatiques à partir de 1976 et donne lieu à des échanges soutenus durant la décennie suivante. 

Réalisations d’infrastructures promues par l’Exim Bank, aide au développement et accord de coopération militaire en 2002 montrent une volonté de renforcer les liens entre les deux pays. Le Premier ministre chinois Wen Jiabao s’y rend en 2005 pour y célébrer l’année de l’amitié entre les deux nations. C’est dans ce contexte que le Bangladesh, au même titre que les Maldives, le Népal et le Pakistan, intègrent la Chine à l’une des principales organisations régionales, la South Asian Association for Regional Cooperation (SAARC). 

Le 11 novembre 2023, une cérémonie d'inauguration a lieu pour un important projet ferroviaire au Bangladesh, construit par une entreprise chinoise. Sur la photo, un train entre en gare à Cox's Bazar, au Bangladesh. © Xinhua

Comme forum de discussion, la SAARC entend promouvoir le dialogue entre les États membres, et notamment sur les questions d’écologie et du partage des eaux de très grands fleuves comme le Brahmapoutre que se partagent la Chine et le Bangladesh. Dans les faits, pas plus la SAARC, créée en 1983 à Dacca, que le BIMSTEC (Bay of Bengal Initiative for Multi-sectoral Technical and Economic Cooperation), un projet au nombre de partenaires plus restreints qui, lui, a vu le jour plus tardivement, en 1997, ne parviennent concrètement à dynamiser l’économie sur le plan interrégional. À ces deux initiatives interrégionales s’en ajoute une autre, essentielle, bien qu’en sommeil pour cause de réticences de la partie indienne, le projet de corridor Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar (BCIM) qui, dans sa connectivité régionale vise à promouvoir le commerce, les investissements et les échanges économiques entre les quatre pays participants. Bien que le projet BCIM soit officiellement en cours de développement, sa mise en œuvre complète pourrait prendre de nombreuses années en raison de la complexité des infrastructures à construire et des obstacles politiques à surmonter. À ces deux problèmes majeurs s’ajoutent d’autres défis, dont le faible niveau de coopération entre les pays participants, voire une profonde méfiance comme entre Inde et Chine, et le manque d’investissements. La coopération sino- bangladaise s’en trouve d’autant plus légitimée. Pour la Chine, l’intérêt est double : que ce soit dans l’aménagement au Bangladesh de nouvelles infrastructures portuaires – Pékin peut alors renforcer son empreinte militaire à la frontière du Sikkim indien – ou pour s’assurer le contrôle du marché énergétique et en tirer des avantages stratégiques. La récente crise qu’a subie le pays et l’arrivée au pouvoir de Muhammad Yunus a été immédiatement saluée comme une victoire reconnue par la Chine. Il faut dire que la popularité de cet octogénaire est liée au succès en Chine même, et plus particulièrement en milieu rural, des entreprises financées par le micro-crédit telles que le Nobel d’économie en a créé le modèle. La victoire de Muhammad Yunus est par ailleurs interprétée comme un revers pour l’Inde qui avait soutenu la Première ministre Sheikh Hasina depuis lors déchue et réfugiée à New Dehli. Enfin, elle peut vouloir signifier une avancée pour la Chine qui voit ainsi son action consolidée dans toute la région. Alors que l’Inde était le principal créancier du Bangladesh, ce revirement politique pourrait largement bénéficier aux intérêts chinois et voir un certain nombre de projets dénoncés comme celui, indo- bengalais, consistant en l’aménagement pour un milliard de dollars des berges du fleuve Teesta. 

Vers un axe Chine - Bangladesh ? 

Le terrain s’y prête car dans les faits, la Chine est devenue le premier investisseur du Bangladesh en 2018 et a depuis plus de six ans confirmé sa place de premier partenaire commercial. Plus largement, entre 2005 et 2024, le volume global des investissements chinois au Bangladesh s’est élevé à près de 34 milliards de dollars, même si la balance commerciale du Bangladesh est déficitaire (avec 21 milliards de dollars d'exportations vers le Bangladesh contre 680 millions de dollars d'exportations bangladaises vers la Chine). Première destination des exportations massives d’armes fabriquées en Chine, le Bangladesh présente par ailleurs plus d’un avantage : main d’œuvre peu chère et savoir-faire dans le domaine du textile notamment ont largement concouru à faire de ce pays, un lieu privilégié par les industriels chinois. Un très grand nombre de délocalisations s’y est réalisé, dans les villes de Gazipur et Chittagong tout particulièrement où vit une importante communauté chinoise. Jumelée avec la conurbation de Kunming au Yunnan, Chittagong s’inscrit dans cette configuration du « collier de perles », (string of pearls) pour reprendre une expression chère aux stratèges américains, lui conférant un positionnement à fort potentiel militaire, au même titre que Pekua, près de Cox’s Bazaar où a été aménagée l’une des plus grosses bases de sous-marins de l’Asie du Sud-Est. Mais il s’agit là toutefois d’une hypothèse d’école, car le Bangladesh a toujours affiché son attachement à une forme de non-alignement dans ses choix de politique étrangère. Sur le plan doctrinal, cet attachement se résume à l’élaboration d’un document datant d’avril 2023, « Outlook. Vision 2041 » considérant comme une nécessité nationale de promouvoir le développement du pourtour associé au golfe du Bengale. 

Cette doctrine fait grand cas d’une volonté de garantir la souveraineté des États et réfute toute forme d’ingérence. Quelle que soit l’orientation du nouveau gouvernement bangladais, une renonciation à ces principes paraîtrait improbable même si le changement de régime à Dacca suscite de très réelles inquiétudes à New Dehli. S’y voit en effet l’esquisse d’un encerclement de l’Inde par la Chine prenant pour points d’appuis le Pakistan à l’Ouest et le Bangladesh à l’Est. Mais pour Pékin, la nécessité d’aller plus avant dans la coopération économique est aussi la meilleure garantie pour épargner au Bangladesh la tentation de dérives terroristes et sectaires. La Chine confirme aussi à travers son rapprochement avec le Bangladesh son intérêt fort pour le monde musulman et le basculement probable de celui-ci vers Pékin.

Emmanuel Lincot est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.

Photo du haut : vu sur Dacca, la capitale du Bangladesh / Saifur Rahman Zunnun, via Wikimedia commons. 


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