[Géopolitique] Chine − Océanie : une percée stratégique
Même si plus de 5 000 kilomètres séparent Pékin de Canberra, l’Océanie se trouve dans un périmètre proche des intérêts chinois. La présence de très anciennes communautés chinoises (d’origine hakka ou cantonaise) dans cette partie du monde conjuguée à un réel savoir-faire chinois en matière d’infrastructures ne laisse pas les acteurs océaniens indifférents à l’intérêt soutenu que porte la capitale chinoise à cette région frontalière du sud de la mer de Chine. Au reste, Pékin est devenu un partenaire essentiel de tout le Pacifique Sud. En dépit de relations parfois houleuses avec l’Australie, la Chine accorde des prêts généreux via la China Exim Bank pour la réalisation de grands travaux en Papouasie-Nouvelle-Guinée, pour ne citer qu’un exemple. Par ailleurs, la Chine compte à ce jour parmi les principaux pourvoyeurs d’aide en Océanie après toutefois l’Australie, l’Union européenne, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande ou le Japon suivant le montant retenu. Les Occidentaux brandissent le piège de la dette comme à Tonga où les prêts chinois atteignent 45 % du PIB. Même constat aux Samoa où les financements se sont multipliés depuis 20 ans. Pour la Chine, l’enjeu est double : sanctuariser et raccourcir ses Nouvelles Routes de la soie la reliant avec les ports d’Amérique latine. La visite du président Xi Jinping en novembre 2024 à Lima au Pérou rappelle cette nécessité pour Pékin de se ménager une profondeur stratégique dans ce vaste espace maritime qui pourrait devenir l’un des principaux théâtres de compétition voire d’affrontement entre les puissances.
Une région stratégique
Le contrôle des îles du Pacifique permet la maîtrise de la zone qui les entoure – englobant de vastes sections de l’océan Pacifique. Celles-ci agissent comme une zone tampon entre l’Asie et les Amériques, tout en servant de passage vers l’océan Indien et les pôles. Ce contrôle permet la liberté d’opérations, la capacité de projection de puissance et la possibilité de surveiller les activités des autres nations à proximité. Les États-Unis ont également compris cela – une leçon apprise dans le sang pendant la Seconde Guerre mondiale – et c’est ce constat qui a incité Washington à établir des accords de libre association avec les îles Marshall, les États fédérés de Micronésie et la République des Palaos (Freely Associated States – FAS). En exerçant un contrôle stratégique sur ce « corridor de liberté » formé par les trois États contigus des FAS, l’armée américaine peut se déployer largement sans entrave, de Hawaï à Guam et jusqu’aux îles des Mariannes du Nord, et peut rejoindre ses alliés, tels que les Philippines et le Japon, dans le Pacifique occidental. Ce corridor est- ouest soutient et rend possible une position défensive solide le long de la première et de la deuxième chaîne d’îles. Mais en déléguant nombre de ses responsabilités stratégiques à l’Australie et à la Nouvelle Zélande, voire en se retirant sur le plan économique de la région, les États-Unis ont laissé à la Chine de nombreuses opportunités. Humaines, tout d’abord. Ainsi, misant sur le long terme, Pékin s’est lié d’amitié avec les Chinois d’outre-mer tout en les encourageant à s’intégrer aux communautés locales et à acquérir la citoyenneté de leurs pays d’adoption.
La nouvelle politique de Pékin exhorte désormais les Chinois d’outre-mer à « servir le pays depuis l’étranger » (weiguo fuwu), plutôt que de les enjoindre à « revenir et servir le pays » (huiguo fuwu). En s’appuyant sur la diaspora chinoise, Pékin a développé dans toute la région ses intérêts économiques et partant, des échanges commerciaux qui s’avèrent souvent une véritable planche de salut pour les économies locales depuis la Covid-19. Même l’Australie qui, à plusieurs reprises a connu une crise politique grave avec la Chine, est devenue depuis 2007 son premier partenaire commercial. De là à dire que l’avancée de la Chine dans la région, son expansion, soit considérée comme une « dangereuse invasion », désignée parfois ainsi dans la presse régionale, il n’y a qu’un pas, même si la réalité est tout autre. D’une part, en raison tout d’abord de l’éloignement géographique de la région. Il faut cinq jours de mer pour atteindre les Palaos ou Guam depuis le littoral chinois. D’autre part, les voies de passage empruntées par les navires chinois demeurent relativement rares dans la région même si la donne stratégique pourrait à court terme changer en réunissant toutes les conditions possibles pour connecter l’Amérique du Sud au continent chinois. En cela, l’Océanie est une zone intermédiaire et s’avère particulièrement utile pour la Chine afin d’expérimenter une « transit diplomacy » nécessaire à la réalisation de ses missions scientifiques dans l’Antarctique mais aussi pour l’élaboration de ses programmes spatiaux civils. En d’autres mots et pour ce faire, l’espace océanien mobilise pour Pékin autant des instruments de hard que de soft power. Ainsi, des Instituts Confucius se sont ouverts dans la région, y compris en Polynésie française. La Chine a densifié son réseau diplomatique et sa présence institutionnelle dans la région, mais cette visibilité est aussi due à la diminution des moyens occidentaux, à un réseau nippon atrophié et à une action ciblée au profit de deux pays mélanésiens (Fidji, Papouasie Nouvelle-Guinée) et deux États polynésiens (Samoa, Tonga). Il est désormais estimé que la Chine dispose du plus important réseau diplomatique en Océanie. Est-ce le prélude à un engagement plus important encore de la Chine dans la région ?
Des intérêts partagés
Rappelons en premier lieu que les dirigeants de ces États insulaires considèrent qu’il est temps pour eux de sortir de leur tête-à-tête avec les anciennes ou encore actuelles puissances tutélaires. Que des revendications aient lieu – y compris dans l’Outre-Mer français (Nouvelle Calédonie, Polynésie) – n’auront rien pour surprendre. Réciproquement, la Chine n’est pas indifférente aux ressources terrestres et sous-marines (tels que l’or, le nickel, le manganèse, le cobalt ou le cuivre ; stratégiques pour les industries du futur) et que recèlent les sous-sols insulaires, même si l’exploitabilité économique, voire technique, de nombre de minéraux reste encore à démontrer. Alors que la Chine a su en quelques années accroître considérablement son rôle et rehausser son profit dans le Pacifique Sud, Pékin est donc plus intéressé que jamais à la stabilité de la région à la fois pour protéger ses ressortissants, s’assurer un accès pérenne aux marchés et aux ressources énergétiques et minérales de la région (comme la Papouasie Nouvelle-Guinée) mais aussi veiller à lutter contre le réchauffement climatique. Elle est donc, avant tout, à la recherche d’une reconnaissance d’un rôle légitime dans la région et au sein des institutions océaniennes. La Chine a ainsi obtenu le statut de partenaire de dialogue du Forum des îles du Pacifique en 1989. La dernière réunion de ce Forum a eu lieu en août 2024 à Nuku'alofa pour aborder la « polycrise » liée à la montée des océans, la rivalité sino-américaine et les troubles en Nouvelle-Calédonie, avec la présence du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Pékin cherche ainsi un rapprochement tous azimuts avec les pays de la zone pour renforcer un peu plus son rôle dans la région et empêcher, au sein des grandes instances internationales, la constitution d’une coalition anti-chinoise.
Dans cette perspective, Pékin a réussi à intégrer une dizaine d’États dans le projet des Nouvelles Routes de la soie : Nouvelle-Zélande, Îles Cook, Micronésie, Fidji, Kiribati, Niue, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Tonga, Vanuatu, Îles Salomon et Samoa. Seules les Tuvalu, les Îles Marshall et l’Australie n’ont pas encore adhéré au projet. Après bien des réticences, Nauru et Palau ont dit leur intention de le faire. La victoire par ailleurs de l'ancien ministre des Affaires étrangères pro- chinois Jeremiah Manele élu en avril 2024 comme Premier ministre des îles Salomon confirme l’influence de Pékin dans cette région hautement stratégique. La stratégie d’implantation chinoise sur cet archipel du Pacifique reste particulièrement visible : au cœur de la capitale, le stade national flambant neuf saute aux yeux. Tout comme l’inscription, gravée en larges lettres rouges sur le mur d’enceinte, signalant aux visiteurs que Pékin en est le généreux donateur. Le complexe dernier cri a été offert pour la 17e édition des Jeux du Pacifique, olympiades régionales qu’accueillait le pays, pour la première fois, un an plus tôt. Des projets de construction de base militaire chinoise sont en cours d’étude sur l’archipel ainsi qu’au Vanuatu. Cette situation n’est pas sans rappeler la stratégie dite du « collier de perles » mise en œuvre par Pékin en Asie du Sud-Est et dans l’océan Indien. Ce symétrique de situation est également une réponse au projet de l’Indopacifique, projet de containment mené par la Chine contre les Occidentaux et dont l’Océanie constitue l’une des gigantesques parties de jeu de go qui oppose Pékin à Washington plus particulièrement.
Emmanuel Lincot est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.
Photo : Guo Lei/Xinhua
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