[Géopolitique] Chine – Pologne : une relation d’importance

1737450910000 Le 9 Emmanuel Lincot
À l’heure où le monde se fragmente et que l’Allemagne privilégie son voisin polonais comme quatrième marché à l’export pour ses entrepreneurs, la place de Varsovie dans l’Union européenne et dans le monde ne cesse de se renforcer. Cette montée en puissance de la Pologne n’est pas étrangère aux initiatives du président Andrzej Duda qui, à l’occasion de sa visite en Chine au mois de juin dernier, a rappelé la nécessité de développer ses relations avec l’Asie, et avec la Chine tout particulièrement. Un fait qui ne peut laisser Pékin indifférent et qui y voit une opportunité pour exporter ses produits vers de nouveaux marchés européens voire en Pologne même puisque ce pays reste pour la Chine un marché encore à ce jour peu exploité, et surtout dans un domaine crucial, celui de la vente des voitures électriques. Signe des temps : les deux pays ont inauguré il y a quelques mois, une ligne ferroviaire régulière, remettant ainsi au goût du jour les anciennes routes de la soie. Malgré la guerre en Ukraine et les tensions à la frontière biélorusse par où transite ce train, la Pologne sait aussi que la Chine est le deuxième pays en termes de coopération économique et commerciale. Un intérêt mutuel bien compris qui se heurte aux pressions exercées par Washington mais qui ne repose pas moins sur une histoire ancienne qu’ont en partage les deux nations.

Une histoire multiséculaire

L’une des premières tentatives de diplomatie entre les deux pays commence sous les règnes respectifs de Jean III Sobieski et l’empereur Kangxi. En cette seconde moitié du XVIIe siècle, c’est le père flamand Ferdinand Verbiest qui joue alors le rôle de missi dominici entre les deux souverains. Un point essentiel à rappeler lorsque l’on sait l’attachement de la Pologne au catholicisme et à la culture jésuite. Pour Verbiest, il s’agit d’établir une liaison entre cette partie orientale de l’Europe et l’empire du Milieu via la Moscovie. La signature du traité de Nerchinsk entre puissances russe et chinoise en 1689 contrarie toutefois le projet de Jean III même si ce dernier gardera jusqu’à la fin de son règne l’espérance d’établir des relations avec la cour de Pékin. La Pologne connaît alors un véritable engouement pour la culture chinoise. Cette sinophilie va bientôt se traduire par l’apparition de styles inspirés de la Chine, les chinoiseries. Le plus souvent ces objets de collection sont introduits par la médiation de commerçants depuis le monde ottoman. Ils donnent lieu à des accommodements inédits, témoignant d’un goût sino-turc. Dans son palais royal de Wilanov, magnifique résidence baroque situé en périphérie de Varsovie, Jean III fait installer un pavillon chinois rempli de porcelaines. Le souverain polonais nourrit un intérêt tout particulier pour la langue et la culture chinoises. A été retrouvé dans sa bibliothèque personnelle un véritable best-seller pour l’époque, China Monumentisi Illustrata. Publié par Athanase Kircher à Amsterdam en 1667, cet essai s’attache à comprendre pour la première fois en Europe l’étymologie des idéogrammes chinois. Ses différentes analyses, dans le domaine de la botanique notamment, sont largement empruntés aux comptes rendus de son contemporain Michal Boym (originaire de Lviv, actuelle Ukraine), un missionnaire polonais, ayant longuement séjourné en Chine.

Avec le père Matteo Ricci, ce dernier peut être considéré comme l’un des premiers sinologues européens. Au cours des siècles qui suivent, cet intérêt pour la Chine ne faiblit pas. Il est le fait d’érudits comme le fut l’aristocrate Michel Kleczkowski, que les vicissitudes historiques de son pays au XIXe siècle conduit à se réfugier en France. C’est au service de sa nouvelle patrie d’adoption qu’il devient agent consulaire en Chine puis professeur de chinois à l’ancêtre de l’Institut National des Langues et des Civilisations Orientales (INALCO), créé sous la Révolution française. Mais il faut attendre véritablement le XXe siècle pour que les deux pays nouent des relations diplomatiques et la période de la guerre froide lorsqu’alliée des pays du bloc soviétique, la République populaire de Chine se rapproche à son tour de la Pologne. Zhou Enlai, alors ministre des Affaires étrangères, se rend dans ce contexte à deux reprises à Varsovie tandis que les dirigeants Boleslaw Bierut, Edward Ochab et Joseph Cyrankiewicz font à diverses occasions le voyage en Chine. À partir des années quatre-vingt-dix les relations économiques entre les deux pays s’articulent autour de domaines tels que la protection de l’environnement, les finances, la technologie agricole, l’industrie du cuivre et les mines de charbon. Ces échanges incluent également de nouveaux secteurs d’activités comme la haute technologie, l’énergie propre, les services et l’infrastructure. L’ensemble de ces coopérations ont connu une dynamique très réelle en décembre 2011, et à l’occasion de la visite en Chine du président polonais de l’époque, Bronislaw Komorowski. C’est à cette occasion qu’il signe avec Pékin un partenariat stratégique. La Pologne est alors le premier pays d’Europe centrale et orientale à établir un tel partenariat avec la Chine. Afin de faciliter le rapprochement avec la Chine, le ministère polonais de l’économie élabore la stratégie « Go China », qui constitue la réponse à la stratégie chinoise « Go Global ». Un comité intergouvernemental Pologne-Chine est inauguré quatre ans plus tard. Il prévoit des rencontres régulières entre les membres des deux gouvernements ainsi qu’au niveau régional. Un premier forum en 2013 est ainsi organisé dans la ville de Gdansk.  Il s’ajoute au format des rencontres « 16+1 » réunissant seize pays d’Europe centrale et orientale mais aussi la Chine, devenu le Format des rencontres « 17+1 » avec l’intégration de la Grèce.

Des objectifs commerciaux et stratégiques

La relation bilatérale est mue par des échanges en croissance constante de l’ordre de 10 % annuels, soit 42 milliards de dollars de transactions en 2023. En 2020, les entreprises polonaises ont investi plus de 240 milliards de dollars en Chine. Les plus importantes de ces entreprises dans le domaine de l’exploitation minière, de la production manufacturière et des énergies renouvelables sont KGHM, Selena, Davis International, Aero At, Aiut, Sanok Rubber Compagny, Maflow Poland, Rafaka, Famur et Fasing auxquelles s’ajoutent plus de 548 autres entreprises. Plus fondamentalement, la Pologne devient un acteur international incontournable. Pilier de l’OTAN, avec des dépenses supérieures à 4 % du PIB (contre 2 % en France ou en Allemagne), la Pologne est le principal couloir de transit pour l’aide occidentale à Kiev. Courtisée par les États-Unis, l’armée polonaise s’équipe essentiellement en matériels d’armement achetés aux États-Unis et en Corée du Sud. Aussi, le renforcement du partenariat entre la Chine et la Russie est d’autant mal pris par Varsovie que des manœuvres militaires ont eu lieu conjointement à l’été dernier entre armées biélorusses, alliées de Moscou, et chinoises et ce, à quelques kilomètres seulement de la frontière polonaise. Premières opérations militaires engagées par la Chine dans cette partie du monde, elles ont eu lieu quelques jours seulement après l’intégration de la Biélorussie au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai qui regroupe, outre la Chine et la Russie des pays comme l’Inde, l’Iran, tous opposés à l’unilatéralisme américain. Question avant tout de posture, car s’il est évident que la Chine n’a aucune intention de provoquer la Pologne, et qu’elle cherche bien au contraire à approfondir sa relation avec Varsovie, elle ne cherche pas moins à mettre en garde les États qui seraient tentés d’appuyer les États-Unis pour que l’OTAN s’oriente davantage vers l’Asie. Cette radicalité qui s’exprime d’une manière quelque peu musclée s’explique par le sentiment, côté chinois, d’avoir été tenu trop injustement à l’écart de cette région sous la pression abusive des États-Unis, selon Pékin.

Ainsi les tensions observables depuis ces dernières années se sont concrétisées par une interdiction d’utiliser les équipements du groupe Huawei pour le développement de son réseau 5G dans l’ensemble de la région. Le lancement par ailleurs du projet des Trois Mers (en anglais Three Seas Initiative – 3SI) visant à connecter la mer Noire et l’Adriatique au sud à la Baltique au nord – projet auquel la Pologne est partie prenante – est souvent perçu comme une initiative concurrente aux Nouvelles Routes de la soie et considéré tel un frein au développement des perspectives économiques chinoises dans la région. Pour autant, Pékin est loin d’avoir complètement perdu pied dans la région. Ses relations très étroites avec la Grèce, la Serbie et la Hongrie perdurent et le ministre des Affaires étrangères Wang Yi, rencontrant en marge de l’assemblée générale des Nations unies à New York son homologue polonais Radoslaw Sikorski le 26 septembre dernier lui a rappelé qu’au moment même où les deux États célébraient le soixante-quinzième anniversaire de leurs relations diplomatiques, il était crucial que les deux parties maintiennent des échanges à tous les niveaux. Au reste, le président Xi Jinping est invité à se rendre en visite d’État en Pologne dans les prochains mois…

Emmanuel Lincot est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.

Photo : Varsovie en Pologne. CC0 via Pxhere

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