Les Nouvelles routes de la soie en Eurasie, 12 ans après
Inauguré
en 2013 par un discours de Xi Jinping au Kazakhstan, le projet des Nouvelles
Routes de la soie a aujourd’hui douze ans. Réponse, dans un premier temps, à
l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) initié par les États-Unis de
Barack Obama, et dont la Chine était exclue, le projet chinois s’est, lui,
porté sur l’Eurasie puis le reste du monde.
Associé à des investissements réels attendus par les pays, le projet très ambitieux des Nouvelles Routes de la soie s’est accompagné d’un narratif fédérateur, surtout auprès des pays musulmans qui y trouvent une alternative à l’Occident. Cette bascule vers les pays musulmans donne à la Chine des perspectives très vastes, en termes de marchés, vers des pays émergents. Elles accentuent ainsi la quête pour Pékin de devoir consolider un axe nord-sud qui pénètre tous les pays de sa périphérie ouest immédiate tels que le Pakistan, et ceux plus lointains que sont l’Arabie saoudite et l’Iran. Le renforcement des partenariats avec l’ensemble de ces pays leur permettrait de coopérer sur le plan économique mais aussi de créer une synergie plus grande pour lutter contre l’islamisme radical, véritable danger pour les intérêts chinois à l’étranger. Mue par des obligations sécuritaires, la diplomatie chinoise des Nouvelles Routes de la soie donne lieu à des initiatives volontaristes très ambitieuses. Que ce soit dans ses choix politiques ou par des réalisations concrètes, dans le domaine ferroviaire notamment.
Le pragmatisme comme conduite
Protéger les régions que Pékin entend mettre en valeur donne lieu à un solide pragmatisme qui ne s’embarrasse guère d’idéologie. Ainsi, la Chine a-t-elle envoyé en septembre 2023 à Kaboul un ambassadeur, Zhao Sheng, désormais accrédité auprès de l’émirat islamique d'Afghanistan. En retour, le 10 décembre de la même année, et donnant son agrément à Bilal Karimi, ancien porte-parole des Talibans, la Chine devenait le seul pays à accepter un ambassadeur nommé par l’émirat. Démarche inclusive et volonté de sortir ce pays voisin de l’anarchie sont les mots d’ordre de la diplomatie chinoise. Elle se voit payée en retour puisqu’un nombre croissant d’entreprises chinoises investissent dans les gisements miniers et le développement de la téléphonie. L’accroissement du nombre de touristes chinois en Afghanistan est le signe que Pékin veut croire à un possible retour de la paix dans ce pays pourtant en proie à la guerre civile depuis près de cinquante ans. Même stratégie au Pakistan où les diplomates chinois n’excluent aucun dialogue dès lors que la vie de leurs ressortissants est en jeu et que la nécessité d’assurer et d’améliorer leur protection prime sur toute autre considération. La Chine entend ainsi sanctuariser le port de Gwadar qu’elle a aménagé dans la province du Baloutchistan, et qui relié à une route que les Chinois ont par ailleurs construite jusqu’aux régions de l’Himalaya sur plus de 800 kilomètres, offre un débouché stratégique sur le golfe d’Oman. Toutefois, et sans doute pour avoir trop longuement écarté la main d’œuvre locale sur les chantiers qu’elle mettait en œuvre, la Chine déplore que ses projets d’infrastructures liés aux Nouvelles Routes de la soie provoquent parfois un sentiment antichinois. Le président Xi Jinping en a fait lui-même et publiquement le constat lors du premier sommet Chine-Asie centrale qui s’était tenu à Xi’an, en mai 2023.
Par ailleurs,
alors que Washington a, en 2011, basculé son centre de gravité stratégique
vers le Pacifique occidental, Pékin opère une riposte au beau milieu des
chasses gardées américaines, c’est-à-dire au Moyen-Orient, et plus
particulièrement en Arabie saoudite. Le rapprochement spectaculaire de Pékin
avec Riyad a donné lieu à des propositions de paiement des approvisionnements
pétroliers en yuan. Dans le même temps, la diplomatie chinoise a
réussi à obtenir une normalisation des relations entre Téhéran et Ryad pour
mettre fin à leurs affrontements au Yémen. Réfutant l’idée d’une manœuvre
intéressée, Pékin présente l’accord à l’aune de sa bienveillante
générosité, l’inscrivant désormais comme toutes ses initiatives
internationales dans les concepts vertueux de sécurité et de développement
à vocation globale. Le prestige de la Chine dans la région n’en a pas moins
été considérablement rehaussé tandis que la prévalence américaine s’en
trouvait ébranlée. En outre, Pékin a considérablement approfondi ses
relations avec l’Iran. Par la signature en 2021 d’un accord commercial d’un
montant de 400 milliards de dollars avec le gouvernement de Téhéran mais
aussi par l’intégration de l’Iran au sein de l’Organisation de coopération de
Shanghai (OCS), deux ans plus tard. La Chine prévoit d’investir 280 milliards de
dollars dans les champs de pétrole et de gaz — première intention
stratégique de Pékin dont les besoins en énergie explosent — et 120
milliards dans la remise à niveau des infrastructures de transport et le tissu
industriel productif. En retour, et sans surprise, les compagnies chinoises
bénéficieraient de la prééminence pour les investissements dans les
hydrocarbures. La Chine y voit ainsi l’occasion d’installer en Iran un point
d’appui de ses projets des Nouvelles Routes de la soie. Tirant profit du bas coût
de la main d’œuvre, elle édifierait des usines supervisées par des groupes chinois
dont la production serait expédiée vers, à terme, l’Europe le long des infrastructures
de transport elles aussi construites par les groupes chinois. Pékin fait preuve d’une souplesse tous azimuts dont la
principale qualité est qu’elle contourne la raideur américaine.
© Wang Guansen/Xinhua
Une multiplicité de pôles reliés par les Nouvelles Routes de la soie
Mais la région au monde qui a le plus bénéficié du projet des Nouvelles Routes de la soie est l’Asie centrale. Un prélude à ce phénomène : l’achèvement dans les années 1990 de la liaison ferroviaire Chine-Kazakhstan à Alashankou, à la suite de l’effondrement de l’URSS. Depuis, la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (BAII) fondée en 2014 et le Silk Road Fund ont financé de très nombreux projets d’infrastructures dans la région. Et ce, d’une manière spectaculaire puisque si, en 2011, le trafic ferroviaire était seulement de 17 trains de marchandises transitant sur la ligne « China-Europe Railway Express », ce volume de fret ferroviaire s’est élevé à 8 225 trains en 2019 puis à 17 000 en 2023. Il ne fait aucun doute que la Chine ne ménage pas sa peine pour faire des projets de corridors transasiatiques une réalité. Ainsi, dans un symétrique de situation propre à l’Asie du Sud-Est, une nouvelle voie a été construite : le chemin de fer Kunming-Vientiane au Laos, avec un prolongement annoncé déjà depuis plusieurs années jusqu’à Singapour. Si d’autres projets à destination de l’Europe ont été abandonnés pour l’heure, en raison du conflit qui a éclaté en Ukraine en 2022, le développement de la coopération sino-russe dans l’Arctique russe en revanche, là même où la présence chinoise est de plus en plus visible, est l’un des résultats les plus marquants du rapprochement entre Pékin et Moscou, amorcé depuis plusieurs années.
Ce rapprochement s’inscrit d’une part dans la logique du « pivot vers l’est » de Moscou, et d’autre part, il répond aux objectifs régionaux du projet d’une « route de la soie polaire ». La coopération avec la Russie concentre l’essentiel des efforts menés par les compagnies chinoises souhaitant participer à la mise en valeur de ressources naturelles et à l’exploitation du potentiel des voies maritimes polaires. En associant des compagnies chinoises à la réalisation des grands projets gaziers de Yamal LNG et Arctic LNG-2, Moscou a démontré son intérêt pour l’approfondissement du partenariat sino-russe dans cette région jugée stratégique. Depuis douze ans, la Chine pourvoit ainsi à des besoins immenses. Sur la longue durée, ses objectifs visent à accroître sa production, à trouver de nouveaux marchés pour ses entreprises de bâtiments et de travaux publics, c’est-à-dire à écouler sa surcapacité industrielle tout en s’affirmant comme un acteur stabilisateur des relations internationales. Reste un autre aspect lié au déploiement des Nouvelles Routes de la soie. Il s’agit du numérique. Le président Xi Jinping a fait de l’intelligence artificielle (IA) un de ses secteurs prioritaires. Les progrès de la Chine dans les secteurs de l’IA comme le rappelle en ce début d’année le succès foudroyant de Deepseek montre que Pékin est à la fois force d’innovation et de proposition face aux États-Unis. Ses avancées technologiques, son développement des infrastructures portuaires et logistiques lui permettant de contourner le « dilemme du détroit de Malacca » (le point de passage commercial incontournable pour la Chine, le plus rapide, le plus court, mais aussi le plus congestionné entre l'océan Indien et l'océan Pacifique), et ses capacités à défier les États-Unis comme pays prétendant pouvoir, seul, assumer la gouvernance mondiale, ne peuvent que séduire les pays d’un « Sud global » recherchant une voie autre que celle assignée par Washington.
Emmanuel Lincot est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.
Photo du haut © Wang Jianmin/Xinhua
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