La Chine et l’Inde : de la route de la soie à Tagore, un dialogue millénaire qui éclaire notre époque

1743672015636 China News Zeng Yue, Ma Shuaisha
De la route de la soie à la venue du poète indien Tagore en Chine en 1924, l’histoire du dialogue entre ces deux civilisations orientales résonne aujourd’hui comme un guide pour mieux comprendre l’autre, surmonter les divergences et bâtir ensemble un avenir partagé, au-delà des frontières et des époques. Entretien exclusif avec Jiang Jingkui, directeur de l’Institut d’études internationales et régionales et directeur du Centre de recherche sur l’Asie du Sud et du Sud-Est de l’Université Tsinghua à Pékin.

La Chine et l’Inde sont deux pays voisins dont les échanges culturels remontent à la nuit des temps. Il y a plus de deux mille ans, l’ancienne route de la soie était le témoin des relations commerciales et des échanges culturels entre les deux pays. Puis, il y a cent ans, la visite en Chine du poète et homme de lettres indien Rabindranath Tagore (1861-1941) a inscrit une page de leur histoire culturelle commune, en célébrant une amitié devenue légendaire.

De la route de la soie à la venue de Tagore en Chine, quels enseignements le passé des échanges culturels sino-indiens nous offre-t-il aujourd’hui ? En quoi ces expériences peuvent-elles servir de référence aux dialogues et coopérations entre la Chine, l’Asie du Sud et, plus largement, le monde ? Jiang Jingkui, directeur de l’Institut d’études internationales et régionales de l’Université Tsinghua et directeur du Centre de recherche sur l’Asie du Sud et du Sud-Est, tente de répondre à ces questions.

Rabindranath Tagore - Wikipédia

Si l’on observe les échanges culturels entre la Chine et l’Inde à travers l’histoire, quelles grandes étapes distingueriez-vous ?

Les échanges culturels entre la Chine et l’Inde sont anciens et profonds. Au fil de l’histoire, les deux civilisations se sont d’abord rencontrées et heurtées, puis mutuellement enrichies, influencées, et finalement entremêlées. On peut diviser ce long processus en six grandes périodes.

Avant le Ier siècle de notre ère, nous sommes dans une phase embryonnaire. Avec la mission diplomatique de Zhang Qian vers les régions de l’Ouest, des produits chinois comme la soie du Sichuan ou les bâtons en bambou de Qiong parvinrent en Inde, tandis que la verrerie et le coton indiens gagnèrent la Chine. Ces circulations amorcèrent peu à peu un échange culturel et matériel entre les deux pays.

Du Ier au VIe siècle, on entre dans une période de développement. Sur plus de deux millénaires d’échanges culturels sino-indiens, la diffusion du bouddhisme vers l’est a joué un rôle particulièrement crucial. Des maîtres indiens tels que She Moteng et Zhu Falan vinrent à Luoyang, en Chine, pour y propager la culture bouddhique. Des traducteurs de sutras comme Kumārajīva, ainsi que des moines chinois tels que Zhu Shixing et Faxian, ont ainsi bâti de véritables ponts culturels entre les deux civilisations.

Durant la période des dynasties Sui et Tang, les échanges culturels entre la Chine et l’Inde atteignirent un âge d’or. L’empereur Tang Taizong envoya à plusieurs reprises des émissaires en Inde, tandis que l’Inde dépêchait également des envoyés et des moines en Chine. Le moine chinois Xuanzang, au prix de périls innombrables, se rendit en Inde pour rechercher les écritures bouddhiques, puis revint à Chang’an, exerçant ainsi une influence profonde sur le développement du bouddhisme dans sa forme chinoise. Cette période fut particulièrement riche en échanges culturels et marqua un saut qualitatif dans les relations entre les deux pays.

À l’époque des Song, Yuan et Ming, les échanges sino-indiens entrèrent dans une phase de transformation, déplaçant progressivement leur centre d’intérêt des échanges spirituels et culturels vers les échanges matériels et commerciaux. Sous la dynastie Qing, alors que la Chine et l’Inde étaient davantage tournées vers leurs affaires internes, leurs échanges culturels connurent un certain recul.

Après la fondation de la République populaire de Chine, les relations sino-indiennes inaugurèrent une nouvelle ère. Dans les années 1950, les dirigeants chinois formulèrent pour la première fois de façon complète les Cinq Principes de la Coexistence Pacifique — respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, non-agression mutuelle, non-ingérence dans les affaires intérieures, égalité et bénéfice réciproque, coexistence pacifique — et les intégrèrent à la déclaration conjointe sino-indienne. La Chine et l’Inde préconisèrent alors d’élever ces principes au rang de normes fondamentales régissant les relations internationales, établissant ainsi un jalon historique non seulement pour leurs propres relations, mais aussi pour le monde.

Selon vous, quel rôle a joué l’ancienne route de la soie dans les échanges culturels sino-indiens et dans leur enrichissement mutuel sur le plan civilisationnel ?

Au fil des siècles, grâce à des explorations longues et ardues, les anciens ont réussi à franchir l’Himalaya et à ouvrir plusieurs itinéraires reliant la Chine à l’Inde.

Le premier itinéraire fut la route des régions de l’Ouest, c’est-à-dire la route de la soie terrestre, principale artère des échanges culturels entre la Chine antique et l’Inde.

Le second était la route du Yunnan-Birmanie, reliant le Sichuan et le Yunnan, en Chine, à l’Inde via la Birmanie. Cette voie existait déjà dans l’Antiquité. Le Shiji (Mémoires historiques) rapporte que lorsque Zhang Qian fut envoyé pour la première fois dans les Régions de l’Ouest, il découvrit au cœur du bassin de l’Amou Daria des bâtons en bambou de Qiong et des étoffes de Shu, produits typiques du Sichuan, et apprit que ces marchandises provenaient de l’Inde, située au sud-est de Daxia (l’actuel Afghanistan).

Troisièmement, il y avait la route du Tibet, c’est-à-dire la partie méridionale de la route de la soie terrestre. Elle partait du bassin de Tourfan et du bassin du Tarim, s’étirait vers le sud, traversait la région de Ngari au Tibet, puis rejoignait le col de Lipulekh, franchissant ainsi les sommets entre le Tibet chinois et le nord de l’Inde. Sous l’influence du climat, cette route ne restait praticable que par intermittence au cours de l’année, ce qui explique qu’on en parle rarement. En outre, la chaîne de l’Himalaya compte plusieurs passages nord-sud faisant partie intégrante de la route du Tibet, eux aussi accessibles seulement par périodes.

Quatrièmement, la route maritime du Sud, principale artère de la soute de la soie maritime. Selon le Traité de géographie du Livre des Han, cette voie était établie dès la dynastie des Han occidentaux. Elle débutait dans la région de Rinan (l’actuel territoire vietnamien), ou encore à Xuwen (aujourd’hui dans le Guangdong) et Hepu (actuellement dans le Guangxi), et menait jusqu’à Huangzhi (la partie sud de l’Inde, dans l’État du Tamil Nadu) ou jusqu’au royaume d’Ichengbuguo (l’actuel Sri Lanka).

Toutes ces voies ont joué un rôle essentiel dans les échanges et l’enrichissement mutuel des civilisations chinoise et indienne.

Il y a un siècle, la première visite de Tagore en Chine est devenue une belle histoire qui s’est transmise à la postérité. Quel est votre point de vue sur la venue de Tagore en Chine et ses effets ?

Lors de ses voyages en Europe, Tagore avait pris conscience du manque d’égalité dans les échanges culturels entre l’Orient et l’Occident de l’époque. Il estimait que les civilisations devaient coexister dans leur diversité. Bien que les civilisations orientale et occidentale aient leurs divergences, elles devaient, selon lui, se développer de concert.

Appréciant et aimant la culture chinoise, il nourrissait le bel espoir que les civilisations orientales – dont celles de la Chine et de l’Inde – puissent s’unir et tenir tête à l’Occident sur un pied d’égalité. C’est dans cet état d’esprit qu’il vint trois fois en Chine, en 1924 et 1929. Durant ces visites, il échangea avec des intellectuels chinois comme Liang Qichao, Cai Yuanpei, Xu Zhimo, Hu Shi, Gu Hongming ou Mei Lanfang, établissant avec eux une relation d’amitié et de dialogue intellectuel. De retour en Inde, Tagore publia un recueil de ses conférences données en Chine.

La visite de Tagore en Chine a influencé les relations entre les deux pays sur plusieurs plans. Depuis la dynastie Song, les échanges culturels sino-indiens s’étaient raréfiés. Les visites de Tagore ont ainsi relancé le moteur de l’échange culturel moderne entre la Chine et l’Inde, donnant une nouvelle impulsion à leurs relations culturelles.

Grâce à cette « retrouvailles » de deux grandes civilisations orientales, Tagore a joué un rôle clé. Avec le soutien de savants et de personnalités politiques des deux pays, l’India-China Society et la Sino-Indian Society ont vu le jour. De plus, au sein de l’Université internationale de Visva-Bharati, fondée par Tagore, l’Institut chinois qu’il y a créé devint le premier centre indien dédié à l’étude et à la recherche sur la langue, la littérature et la culture chinoises.

C’est ainsi que, par la suite, l’Inde vit émerger des sinologues comme Shi Jueyue, tandis qu’en Chine apparaissaient des chercheurs spécialisés dans l’étude de l’Inde, tels que Ji Xianlin, Jin Kemu ou Xu Fancheng. L’intérêt et l’enthousiasme des milieux académiques des deux pays pour l’étude mutuelle n’ont cessé de croître, permettant aux échanges culturels sino-indiens de franchir une nouvelle étape.

Les idées et la sagesse de Tagore peuvent-elles, selon vous, éclairer la manière dont la Chine et l’Inde gèrent aujourd’hui leurs divergences, approfondissent leur compréhension mutuelle et renforcent leur coopération ?

Tagore a un jour déclaré : « Les divergences ne disparaîtront jamais. Sans elles, la vie serait plus terne. L’humanité doit rester unie tout en préservant la singularité de chacun. Nous ne recherchons pas une uniformité sans âme, mais une union vivante. »

En ce sens, même si la civilisation chinoise diffère de la civilisation indienne, Tagore était convaincu qu’elles avaient des points communs. C’est avec cette conviction et cet espoir qu’il est venu en Chine.

Le monde moderne n’est pas différent. Les divergences existeront toujours, mais cela signifie aussi que la capacité à s’accorder dans la diversité peut transcender les dissensions. Chacun trouve son propre épanouissement et, ensemble, l’on parvient à une harmonie partagée — favorisant ainsi l’intégration des diverses civilisations du monde dans une prospérité commune.

Le fait que les générations suivantes revisitent la venue de Tagore en Chine et perpétuent sa pensée témoigne aussi d’une même aspiration entre les deux grandes civilisations.

Les civilisations chinoise et indienne ont poursuivi leur dialogue et leur enrichissement mutuel jusqu’à aujourd’hui. Toutes deux partagent des concepts proches : le « monde en harmonie » (tiānxià dàtóng) dans la tradition chinoise et « le monde comme une seule famille » dans la tradition indienne. Leur essence est la recherche du bénéfice mutuel. Là où la pensée occidentale accorde une place prépondérante à la logique du gagnant-perdant, les civilisations orientales, elles, mettent en avant le gagnant-gagnant, une situation où aucun perdant n’est nécessaire.

De nos jours, le concept chinois de « communauté de destin pour l’humanité » s’inscrit dans la continuité de la quête d’« harmonie sous le ciel ». Dans le domaine des échanges culturels et de l’enrichissement mutuel entre civilisations, cela se traduit par un esprit ouvert, prêt à tout accueillir, et une tolérance qui admet la différence. Aujourd’hui encore, les échanges directs entre les populations chinoise et indienne restent insuffisants, et leur compréhension mutuelle est encore limitée. Il faut donc s’appuyer sur le respect réciproque, l’égalité, et savoir traiter convenablement divergences et différences, en gardant à l’esprit qu’avoir des points de vue distincts n’empêche pas d’avancer côte à côte sur un pied d’égalité.

L’initiative « La Ceinture et la Route » repose à présent sur les principes de concertation, de construction conjointe et de partage. Elle vise à relier différents pays, cultures et peuples, non pas de manière linéaire à sens unique, mais selon une dynamique d’interactions multiples et tridimensionnelles.

La civilisation chinoise se caractérise par une grande ouverture et une capacité d’intégration. Pour mieux faire connaître les idées et les récits chinois au monde, il nous faut adopter une attitude qui conjugue vision globale, perspective chinoise et prise en compte du point de vue de l’autre. En d’autres termes, sur la base d’une connaissance approfondie de la culture chinoise et de la civilisation chinoise, nous devons adapter nos stratégies discursives aux contextes civilisationnels de chaque pays et région, afin de communiquer, dialoguer et expliquer dans un langage facilement compréhensible et acceptable. Raconter des histoires est essentiel, mais le choix du récit et la manière de le raconter le sont tout autant.

Article traduit du chinois, initialement publié sur Chinanews.com.cn.


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