Mexique-Chine : une nouvelle donne géopolitique dans « l’arrière-cour » américaine

1753439468000 Le 9 Emmanuel Lincot

Longtemps considéré comme la « chasse gardée » des États-Unis, le Mexique s'impose aujourd’hui comme un acteur géopolitique important dans le rapprochement entre la Chine et l’Amérique latine. De l’histoire ancienne du galion de Manille aux investissements de Huawei et BYD, en passant par les ambitions régionales portées par l’organisation des BRICS, l’augmentation des échanges entre Pékin et Mexico redéfinit les équilibres commerciaux du continent américain.

La présence chinoise en Amérique latine, y compris en Amérique centrale, connaît ces dernières années une progression fulgurante qui illustre les progrès eux-mêmes fulgurants de l’influence politique et économique de la Chine dans ce qui était autrefois considéré comme « l’arrière-cour » des États-Unis. L’intérêt du gouvernement chinois pour le Mexique s’est accéléré à l’issue du voyage du président Xi Jinping dans ce pays en juin 2013. Une relation bilatérale d’autant plus importante qu’elle relève aussi du voisinage géographique le plus proche des États-Unis. De fait, cette triangulaire entre Mexico, Pékin et Washington est l’un des défis les plus importants que la nouvelle présidente Claudia Sheinbaum cherchera à relever depuis qu’elle a vu naître le « nearshoring », une stratégie de relocalisation des chaînes de production d’Asie, et de Chine plus particulièrement, vers des sites plus proches de la frontière avec les États-Unis. En clair, aux yeux de Washington, le Mexique est devenu une alternative au « Made in China ». Ainsi, le Mexique se retrouve au cœur d’un jeu géopolitique délicat tandis que Donald Trump agite à nouveau les eaux du commerce international avec de nouvelles menaces de droits de douane.

Une histoire sino-mexicaine ancienne

À la fin du Moyen Âge, le papier-monnaie inventé sous la prestigieuse dynastie des Song (960-1279) se dévaluant, les émissions durent en être arrêtées dans la seconde moitié du XVe siècle dans l’ensemble de l’empire chinois.  L’usage de lingots d’argent commençait à s’imposer dans les régions commerçantes telles que le Guangdong. Dans le delta du Yangzi l’administration décida d’accepter le liang de 36 grammes d’argent pour le paiement des impôts (équivalent du tael, terme malais adopté par les Européens). Il faut donc admettre que la masse d’argent en circulation s’était beaucoup accrue dès le XVe siècle. Cette transformation s’accélérera au XVIe siècle avec l’afflux d’argent en provenance d’Amérique. Les Espagnols s’installèrent aux Philippines en 1564, et fondèrent Manille en 1571. En échange de marchandises chinoises (soieries, porcelaines), le galion de Manille traverse régulièrement l’immensité du Pacifique pour s’approvisionner en argent depuis le port d’Acapulco, au Mexique. Nous sommes aux prémices de la mondialisation. Et l’afflux massif d’argent américain en Chine force la dynastie régnante, celle des Ming, à mettre en œuvre une réforme fiscale d’importance à partir de 1570. Elle permet aux paysans et aux artisans assujettis à la corvée de s’en libérer par un paiement en numéraire. Cet appétit pour l’argent mexicain est loin de s’épuiser. Des réales ou pièces de monnaie sont frappées dans la seconde moitié du XIX° siècle et exportées depuis le Mexique jusqu’en Asie où on les thésaurise tant au Japon qu’en Thaïlande ou en Chine en les appréciant pour leur valeur d’échanges. Dans l’entre-deux-guerres, la république de Chine (1912-1949) y a encore recours pour verser la solde à ses soldats. Il n’est pas rare encore aujourd’hui de voir ces pièces vendues comme objets de collection à la lisière des sites touristiques en Chine.

Quoi qu’il en soit, les métaux ne sont pas les seuls à voyager. Dès la fin du XIXe siècle une main d’œuvre chinoise pléthorique se rend sur les cinq continents. Nombre de coolies se voient refouler des États-Unis, et plus particulièrement de la Californie, où ils ont travaillé durement à l’aménagement du chemin de fer, pour échouer au Mexique. Entre 2 000 et 17 000 d’entre eux trouvent refuge à Mexicali, une ville frontalière des États-Unis fondée en milieu aride dès 1903 (son toponyme est une contraction de Mexique et Californie). C’est à l’abri des registres officiels que cette main d’œuvre irrégulière et bon marché s’emploie à l’agriculture. Les plus chanceux connaissent durant la prohibition, et à partir des années 20 la prospérité grâce à la vente de l’alcool exporté de l’autre côté de la frontière. La vie de ces « cachanillas » (les natifs et les ressortissants chinois de Mexicali) est devenue depuis lors une légende. La « Chinesca », le nom du quartier chinois, et son casino autrefois clandestin, représentent un détour touristique obligé. Preuve s’il en est que l’histoire sino-mexicaine est déjà une vieille antienne même si les enjeux vis-à-vis des États-Unis ont aujourd’hui bien changé. Le Mexique est devenu depuis la Covid-19 un tremplin pour l’exportation des biens chinois à destination des États-Unis. Sa proximité avec le marché nord-américain est une évidence de la géographie. Ainsi, lorsqu’il s’agit de transporter un conteneur pour desservir New York, il ne faut que cinq jours alors qu’il en faut plus de 40 depuis Hongkong. Le Mexique a également l'avantage de partager plus de 3 000 km de frontière avec les États-Unis. Les échanges commerciaux, dans les deux sens, grimpent à 1,5 milliard de dollars par jour.

Enjeux et opportunités de la guerre commerciale

Depuis peu, le Mexique est devenu le premier pays d'origine des importations aux États-Unis, détrônant la Chine pour la première fois en seize ans. À l'heure, où il devient de plus en plus difficile pour les entreprises chinoises d'accéder au marché américain, l’on craint à Washington que le Mexique ne leur serve de porte dérobée pour contourner les tarifs douaniers. Depuis lors, Donald Trump menace de surélever les tarifs douaniers de produits en provenance du Mexique, quelle qu’en soit la véritable origine. Le sujet est sensible car il est souvent associé, et d’une manière confondante aux yeux du locataire de la Maison Blanche, à l’afflux massif de contrefaçons chinoises mais aussi au problème de l’immigration et au fléau que représente la drogue et notamment le Fentanyl ; lequel est fabriqué en amont avec des produits de synthèse en Chine et fait des ravages auprès de la jeunesse nord-américaine. Fondamentalement, le Mexique dépend des États-Unis pour acheter plus de 80 % de ses exportations. Il ne peut donc s’aliéner son partenariat avec les États-Unis non plus qu’il ne peut s’affranchir de son partenariat économique avec la Chine. Comme la plupart des autres pays de l’Amérique latine, le Mexique – qui outre ses richesses en pétrole, détient des richesses minières non négligeables (or et argent, cuivre, zinc, plomb, notamment) – ne peut se fermer au plus grand consommateur d’énergie au monde, la Chine. Au reste, si ces deux pays sont aujourd’hui cités comme des modèles de réussites économiques, c’est bien parce qu’au-delà des affinités historiques qui les lient, leur modèle de politique économique et commerciale a, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, indéniablement suivi une trajectoire parallèle.


Centre de rétention pour migrants de Piedras Negras, au Mexique. © Li Mengxin/Xinhua

L’un comme l’autre a tablé sur le développement du marché intérieur, un commerce international limité et un rôle central de l’État dans le processus d’industrialisation nationale, visible notamment par l’élaboration de plans quinquennaux, la création de sociétés d’État, la canalisation de l’épargne et de l’investissement vers des secteurs prioritaires. Puis, à partir des années 1980 et 1990, les deux pays se sont résolument tournés vers le commerce international et l’attractivité de l’investissement étranger pour redynamiser leurs économies respectives. Mais c’est aussi sur le plan de la politique internationale et les choix de positionnement au sein du « Sud global » que le Mexique s’est le plus rapproché de la Chine. Ainsi, le Mexique exprime son intérêt pour les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ; groupe qui se positionne, on le sait, face aux États-Unis. Si les BRICS intègrent le Mexique, ce pourrait être le premier pays sud-américain à faire partie de cette configuration. Ce serait également le premier voisin immédiat des États-Unis à rejoindre les BRICS. L'intégration du Mexique aux BRICS pourrait par ailleurs renforcer l'initiative de dédollarisation en Amérique du Sud. Outre cette volonté de s’affirmer parmi les nouveaux pays industrialisés du Sud global, le Mexique attire un nombre croissant de projets innovants. Ainsi, le monopole d'État sur le pétrole Pemex a déclaré que l’Export-Import Bank of China lui fournira un crédit d'un milliard de dollars pour l'achat de nouveaux navires pétroliers ainsi que de l'équipement « offshore ». De plus, Pemex a signé un protocole d'entente avec la société nationale Xinxing Cathay Group International afin d'étudier une coopération éventuelle dans la construction d'un pipeline. Il sera jumelé avec la construction d'un canal interocéanique reliant le golfe du Mexique à l’océan Pacifique. Le domaine de l’énergie n’est pas le seul concerné puisqu’en matière de technologie, la Chine exerce au Mexique une position dominante. Pour citer un exemple connu, Huawei, fleuron de l’industrie chinoise, ne se contente pas de fournir des réseaux de télécommunication, il a également réalisé des infrastructures cloud d’une valeur de 1,3 milliard de dollars. Ses services, via Telmex, atteignent même la présidence et les ministères de la Communication, de la Défense et de l’Intérieur. Et Huawei n’est pas seul : Oppo, ZTE, Xiaomi et Honor contrôlent désormais de larges parts du marché des téléphones mobiles. Hikvision domine les systèmes de vidéosurveillance pour la sécurité publique, tandis que Lenovo a transformé le Mexique en son principal pôle de production en Amérique latine. Le constructeur automobile chinois BYD n’est pas non plus en reste. Il a récemment annoncé la construction d'une usine de fabrication de véhicules électriques sur le territoire mexicain. L'entreprise a beau préciser que les voitures seront destinées au marché latino-américain, et ne seront pas exportées au nord de la frontière, cette décision crispe les États-Unis, qui désormais voient avant tout à travers leur voisin méridional le spectre de la puissance chinoise.

Emmanuel Lincot est sinologue, spécialiste de l'histoire politique et culturelle de la Chine. Il enseigne à l'Institut catholique de Paris.

Photo du haut : mur frontalier américano-mexicain, avec le Mexique à gauche du mur. © Li Mengxin/Xinhua

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