
Shing-Tung Yau : la Chine peut-elle devenir un grand pays des mathématiques ?
Les élèves asiatiques sont les meilleurs en
mathématiques.
Mythe ou réalité ? Si les classements internationaux sur l’enseignement des
maths ont tendance à confirmer ce constat, rares sont les grands mathématiciens
asiatiques ayant une renommée internationale. Jusqu’à présent, seuls quatre
mathématiciens d’origine asiatique - Shing-Tung Yau (Américain d’origine chinoise),
Terence Tao (Australien d’origine chinoise), Ngô Bảo Châu (Français d’origine
vietnamienne) et June Huh (Américain d’origine coréenne) -, ont décroché la
médaille Fields, la plus prestigieuse récompense en mathématiques. Comment
faire émerger une nouvelle génération de mathématiciens de premier plan ? Une
question délicate notamment pour la Chine, championne des maths, selon les chiffres
de l'étude PISA. Pour Shing-Tung Yau, grand mathématicien sino-américain, il
faut revenir aux fondamentaux de la discipline, car « l'essence des mathématiques n'est pas de résoudre l'exercice, mais de définir
l'orientation des recherches, et de savoir poser de bonnes questions afin de se
frayer son propre chemin. »
Shing-Tung Yau (à gauche) a participé, avec plusieurs grandes figures de la science dont Stephen Hawking, à une conférence internationale en 2006 © CNS
Comment avez-vous nourri votre intérêt pour les mathématiques ?
C’est grâce à mon père que j’ai porté, depuis tout petit, un intérêt particulier aux mathématiques. Philosophe de profession, il était convaincu que les mathématiques demeuraient une discipline incontournable. Sous ses encouragements, je me suis ainsi initié à cet univers. Mais à vrai dire, c’était à l'Université de Californie à Berkeley que j’ai compris ce qu’étaient vraiment les mathématiques.
Quelles sont les différences entre l’enseignement des mathématiques en Occident et en Orient ?
Avec les élèves extrêmement forts en
mathématiques, pourquoi la Chine manque-t-elle de grands mathématiciens ? Derrière cette interrogation, il existe
pourtant beaucoup de préjugés et de malentendus. Tout d'abord, en Amérique ou
en Europe, nombreux sont des élèves passionnés de maths et qui ont d’ailleurs
un excellent niveau. De plus, leurs professeurs visent davantage à susciter,
chez eux, de vrais intérêts et de la curiosité envers les mathématiques, les
encourageant à explorer la beauté de cet univers original. En Chine, par
contre, les élèves ne se préoccupent que de résoudre des exercices pour avoir
de bonnes notes aux examens. Mais l'essence des mathématiques n'est pas de
résoudre l'exercice, mais de définir l'orientation des recherches, et de savoir poser de bonnes
questions afin de se frayer son propre chemin. Il faut du talent, de l’intérêt
ainsi que de l'endurance pour réussir dans ce domaine.
Les mémoires historiques de l’historien Sima Qian, un des livres préférés de Shing-Tung Yau © Wikimedia Commons
Passionné de la poésie chinoise ancienne, vous avez également composé des poèmes. Dans quelle mesure la littérature classique chinoise vous inspire-t-elle dans votre exploration des mathématiques ?
Il faut enrichir notre culture générale pour mener à bien les recherches. Pour y parvenir, nous devrions lire la poésie chinoise ancienne, mais aussi Shakespear, écouter l'opéra Faust ou encore Beethoven. La poésie, un des piliers de la culture chinoise, ressemble en quelque sorte aux mathématiques, car les deux disciplines prennent la nature comme objet d'observation avant de la décrire de manière différente. J'aime les poèmes sobres et antiques, tels que Le Classique des vers (XIe - VIe siècle avant J.-C.), Les chants de Chu (IVe - IIIe siècle avant J.-C.) ou encore les poèmes écrits sous le règne de la dynastie Weijin du nord et du sud. Plus je lis les poèmes du courant haofang (vigoureux et héroïque), plus je prends de la hauteur dans mes recherches mathématiques. C’est pourquoi j’encourage mes élèves à lire davantage de poètes du courant haofang ou Les mémoires historiques de l'historien Sima Qian, pour qu'ils élargissent leur vision du monde, en se penchant sur des sujets de grande portée.
Quelle est l'importance des mathématiques et dans quelle mesure peuvent-elles résoudre les problèmes de l'humanité ?
Depuis toujours, les
mathématiques servent de base de raisonnement pour l'ensemble des sciences.
C'est le langage unique pour expliquer la structure et les lois fondamentales
de la nature. Sans les mathématiques, il n'y aurait pas de supercalculateurs,
de bombes nucléaires, ni d'internet. En temps de pandémie, les modèles mathématiques
nous aident à estimer le nombre des contaminés dans un future proche. Ainsi les
mathématiques sont omniprésentes. Même l'apprentissage profond ou
l'intelligence artificielle, nouveaux concepts mis en lumière par AlphaGo, le
programme qui avait battu les meilleurs joueurs de go, sont très liés aux
mathématiques.
Zu Chongzhi, grand mathématicien de la Chine ancienne, représenté sur un timbre chinois © Wikimedia Commons
Où en sont les mathématiques chinoises sur la scène internationale ?
Dans l’antiquité, les mathématiques chinoises ont eu une bonne réputation mais cela n’avait rien à voir avec celles en Grèce, qui ont connu un véritable bond en avant entre le VIe siècle avant J.-C. et le IIIe siècle, en trouvant une bonne méthodologie dans le traitement des mathématiques. La Chine n’a lancé des recherches sur les mathématiques modernes qu’au début du XXe siècle. Si elles sont aujourd’hui sur de bons rails, il reste pourtant un long chemin à parcourir pour s’installer au premier rang des mathématiques dans le monde. Certes, certains mathématiciens chinois ont fait un excellent travail mais leurs confrères occidentaux ont l’avantage de s’entourer de nombreuses équipes spécialistes. D'ailleurs, au lieu de miser sur les mathématiques appliquées, la Chine devrait développer davantage ses mathématiques théoriques.
Que doit faire la Chine pour devenir un véritable pays des mathématiques ?
J’espère vraiment que d'ici dix ans les recherches mathématiques en Chine pourraient atteindre des niveaux de classe mondiale. Dans le futur, la Chine jouera sûrement un rôle majeur sur la scène internationale des mathématiques. Car le géant démographique est connu pour son esprit d’éducation, ancré dans ses traditions millénaires. Mais il faut que le pays améliore son système de sélection de talents. Le concours gaokao, examen d'entrée pour les études dans l'enseignement supérieur en Chine, est loin d’être un outil efficace dans l'évaluation des capacités mathématiques des élèves. Le collège Qiuzhen de l'Université Tsinghua (centre de recherches mathématiques fondé par Shing-Tung Yau) a lancé son propre concours dans le recrutement d'une centaine d'élèves. Un nombre minime par rapport aux dix millions de candidats au gaokao, mais ils ont une plus grande chance de devenir pionniers en mathématiques. On peut compter sur eux pour faire évoluer le paysage mathématique dans l'empire du Milieu.
Cet article a été initialement publié en chinois sur Chinanews.com.cn.
Photo du haut © Centre des mathématiques appliquées de Nankin
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