Arborant des doudounes chaudes, des gants isolants et des bonnets en polaire, les touristes venant du sud de la Chine, qui se rendent en plein hiver à Harbin, chef lieu du Heilongjiang dans le nord-est du pays, se distinguent non seulement par leur tenue adaptée au grand froid, mais aussi par leur petite silhouette et leur doux parler, du moins aux yeux d’une grande partie de leurs compatriotes vivant dans le nord de la Chine. Ils s’engouffrent, tel un cortège de patates (comme le montrent certaines photos), dans un univers complètement insolite pour eux, fait de neige et de glace au cœur de Harbin, surnommé Ville de Glace.

Harbin Ice and Snow World, célèbre site touristique à Harbin. Dr.

Initialement, ce sont les touristes eux-mêmes qui se désignaient comme les petites patates du sud, en chinois nanfang xiaotudou (南方小土豆), probablement par autodérision. Ayant flairé le bon filon, la ville hôte a adopté également ce sobriquet pour montrer leur sens de l’humour, de l’hospitalité et du caractère chaleureux des habitants.  

Une opération de communication réussie. Le récit des petites patates du sud bravant le grand Nord-Est de la Chine a été habilement construit, créant le buzz sur les réseaux sociaux. Jusqu'au 6 février 2024, le hashtag #petitepatatedusud a cumulé 110 millions de vues et généré 694 000 d'échanges sur le réseau social Weibo. Sur place, les « princes patates », « princesses patates » et « bébés patates » se voient accueillis chaleureusement sur les sites touristiques locaux. Des restaurants ont même lancé un « menu spécial petite patate ».

Un article publié le 5 janvier sur le compte officiel Wechat de l'antenne locale Heilongjiang de Renminwang, a même personnifié la ville en la décrivant comme « un homme grand, mesurant plus d'un mètre quatre-vingt cinq, sincère, chaleureux, attentif, et romantique, aimant faire de belles surprises pour cajoler les petites patates du sud ».

Pour le centre de recherches des réseaux sociaux de l'Université de Pékin, le phénomène naît sous l’impulsion de l’énorme engouement suscité par les sports d’hivers lors des Jeux olympiques d’hiver de 2022, et de l’aspiration des habitants du sud à la découverte du monde enneigé du nord de la Chine. Il faut reconnaître que Harbin a su brillamment saisir cette opportunité. La ville est saluée autant pour ses services touristiques que pour sa stratégie de communication digitale ultra-efficace. L’image de la capitale du Heilongjiang, dépeinte en un « people-pleaser » (qui plaît aux gens) au service des touristes, fait son chemin sur l’Internet chinois, contribuant à la « Harbin mania » à travers la Chine.

Selon le site d’information workercn.cn, durant la période des fêtes de fin d'année 2023, Harbin a accueilli plus de 3 millions de touristes et a engrangé des recettes touristiques record atteignant près de 6 milliards de yuans, en hausse de 240 % en glissement annuel. « Cela envoie un signal fort de la transition accélérée et de la reprise économique du Dongbei (nord-est de la Chine) qui se replace enfin au centre de la scène », analyse Liu Yanping, chercheur de l’Académie chinoise des sciences sociales.

La ligne Qinling-Huaihe sur une carte topographique de la Chine © Wikimedia Commons

Pourtant, ce surnom qui se veut affectueux n'a cessé de diviser le public depuis le début d'année. Car pour une partie des Chinois, l’expression renforce les stéréotypes culturels et régionaux, en réduisant les habitants du sud à des traits physiques pas forcément valorisants. Si le « Nord » et le « Sud », qui désignent deux régions approximatives de la Chine, dont la frontière, loin d'être précisément définie, serait divisée à l'ouest par les Monts Qinling et à l'est par le cours de la rivière Huai, le concept « Nord-Sud » est un vecteur de stéréotypes régionaux. Les Chinois vivant au Sud sont souvent considérés comme plus petits, ayant une peau plus foncée et des yeux plus ronds. Et jouer avec ce cliché pour des effets d’humour risque aussi d’offenser les habitants du sud.  

« Originaire du sud, je sais fixer des limites personnelles et je ne suis pas ta petite patate du sud », lance ainsi Xiang Dongliang, influenceur sciences, pour qui la délicate frontière entre humour et affront a été franchie. Mettant en avant les ressentis des personnes concernées, le critique littéraire Wei Zhou est allé plus loin en qualifiant le terme de « petite patate » « discriminatoire ». Le hashtag #clichépetitepatatedusud s'est vu également propulser en tête de recherches Weibo.

Cependant, si la polémique a fait l'effet d'une douche froide pour Harbin, la ville semble en avoir déjà tiré des enseignements pour sortir de la crise. En réponse à cette controverse, la ville aurait ajusté sa communication touristique fin janvier, abandonnant le terme de « petite patate du sud » pour l’expression « graine d'or ».

Photo du haut : Dr.