
Le film français « Anatomie d'une chute » électrise le débat féministe en Chine
Sorti le 29 mars en Chine, Anatomie d'une chute, Palme d'Or au Festival de Cannes 2023 et Oscar 2024 du meilleur scénario, a généré jusqu'à aujourd'hui près de 30 millions de yuans (3,8 millions d'euros) de recettes au box-office avec plus de 500 000 entrées. Le film se propulse ainsi en tête des films familiaux étrangers en Chine, selon la plateforme spécialisée en billetterie Maoyan. À cela s’ajoute son excellente note de 8,7/10 auprès de plus de 300 000 spectateurs sur Douban, une sorte d’« Allociné chinois ». La preuve que ce « film d’art et d’essai typiquement français » séduit largement le grand public, au-delà du milieu cinéphile dans l’empire du Milieu.
En dehors des salles, le quatrième long-métrage de Justine Triet déchaîne aussi des passions d’une intensité inattendue, à cause, ou grâce à un ciné-débat controversé et enflammé lors de sa projection en avant-première à Pékin.
Un ciné-débat qui vire à la farce
Le 24 mars, le film Anatomie d'une chute est projeté en avant-première à l'Université de Pékin, suivi d’un débat avec Justine Triet et deux invités de poids : Dai Jinhua, critique de cinéma et pionnière de la théorie féministe en Chine, et Dong Qiang, traducteur et directeur du département de français à l'Université de Pékin. Chen Ming, un universitaire connu pour son apparition dans une émission télévisée de talents oratoires, anime le débat, tandis que Jiao Rui, jeune universitaire spécialisée en cinéma assure l’interprétation. Malgré ce casting de luxe, le débat tourne pourtant à la farce, offrant un aperçu du narcissisme presque caricatural de certains intellectuels masculins chinois.
Selon les internautes, le débat commence par de « longues tirades pompeuses et interminables » de l’animateur pour étayer sa vision de la « vérité ». Dans la salle, le public s'insurge contre son monopole de parole, allant jusqu'à crier : « Donnez la parole à la réalisatrice ». L’ambiance est électrique. Certains propos de Dong Qiang, comme « La réalisatrice est beaucoup plus jeune et jolie que je ne le pensais », ne font que jeter de l'huile sur le feu. Contre toute attente, ce spécialiste de la langue et de la culture française aurait refusé d'analyser le film sous le prisme du genre, et l'aurait même reproché aux spectateurs tentés par cette démarche. Dans ce moment de confusion, Dai Jinhua se tourne vers Justine Triet et lui demande si son film est féministe. Le « oui » prononcé sans hésitation par la réalisatrice a été accueilli par un tonnerre d'applaudissements dans la salle. Une séquence explosive, digne d’une scène de film.
Affiche chinoise du film Anatomie d'une chute
Anatomie d'une chute, ou preuve d'un « cinéma porteur d'intérêt général »
Une fois relayé sur les réseaux sociaux, le ciné-débat embrase rapidement la toile, faisant de Chen Ming et Dong Qiang les nouvelles risées de l’internet chinois. « La meilleure qualité d'un homme, c'est le silence », se moque un internaute ; « Taisons-nous, écoutons-les, ils sont le centre de l’univers », ironise un autre. Sur le réseau social chinois Weibo, le film français a suscité plus de discussions que le blockbuster hollywoodien Godzilla x Kong : Le Nouvel Empire. Mais au-delà du buzz, l’événement interroge, à l’instar du film, les rapports entre hommes et femmes, notamment la place des femmes dans la création artistique et leur prise de parole en public. « Les femmes en ont ras-le-bol après avoir été tant empêchées de s’exprimer », avancent certaines cinéastes pour expliquer l’ampleur que prend la polémique.
Sur Xiaoyuzhou, application de podcast chinoise, on compte plus de deux cents épisodes, de 30 à 90 minutes, produits par différents podcasts, qui sont consacrés à l’Anatomie d’une chute. En dehors de ce fameux ciné-débat, plusieurs thèmes traités dans le film y ont été abordés, allant des relations de couple à la quête de vérité, en passant par la complexité humaine et le féminisme. « Un procès contre des femmes qui ont réussi », « Les souvenirs, les langues et une vie examinée à la loupe », ou encore « Ne pas opposer hommes et femmes mais réfléchir sur les rapports entre eux »... À travers ces titres pointe bien le rôle de catalyseur qu’a joué l’Anatomie d’une chute dans le débat féministe en Chine.
Dans une interview accordée au média chinois Nowness, Justine Triet souligne que, par rapport aux spectateurs des autres pays, le public chinois s’interroge beaucoup plus sur la question de genre. Pour la première fois, elle a l'impression que son film pourrait avoir une réelle portée et un impact sur la société. Un avis partagé par la critique de cinéma Dai Jinhua, pour qui « ce film confirme l'existence d'un cinéma porteur d'intérêt général ». Grâce à une prolongation de sa durée d'exploitation, Anatomie d’une chute reste en haut de l’affiche en Chine jusqu’au 28 mai.
Photo du haut : ciné-débat après la projection en avant-première du film Anatomie d’une chute à l'Université de Pékin. De gauche à droite : l'animateur Chen Ming, l'interprète Jiao Rui, la réalisatrice Justine Triet, la critique de cinéma Dai Jinhua et le spécialiste de langue et de la culture française Dong Qiang.
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