
[L'internet du Milieu] Les « films laodeng » : ces « dick-flicks » dans le viseur des spectatrices chinoises
Inventer un néologisme est un moyen efficace pour faire passer ses idées, et plus encore s’il devient un buzzword sur la Toile. Les internautes chinoises en ont fait l’expérience. Après le terme diewei (littéralement « odeur de père »), utilisé pour dénoncer le mansplaining, une nouvelle expression a émergé : le film laodeng, équivalent chinois de dick-flick, autrement dit, des « films de mecs ». En fin d’année 2024, de jeunes femmes chinoises se sont approprié ce terme pour tacler le prisme masculin dominant dans les arts et la culture.
Laodeng, dans le dialecte du nord-est de la Chine, désigne souvent un vieillard lubrique. Ce n’est pas un hasard si ce mot a été détourné pour devenir à la fois un critère d'évaluation et un jugement de valeur. En quelque sorte, laodeng agit comme le « miroir inversé » de xiaoniu, un terme qui, dans le langage courant, fait référence à une jeune femme désinvolte. Xiaoniu constitue par ailleurs la traduction chinoise du mot chick dans chick-flick, un terme légèrement péjoratif utilisé pour désigner les comédies sentimentales destinées à un public féminin et jeune.
C'est dans les débats houleux suscités par Her Story, le deuxième long-métrage de la réalisatrice trentenaire Shao Yihui, que le terme film laodeng a vu le jour. Alors que cette comédie saluée par la critique met en scène des personnages féminins complexes et autonomes, de nombreux internautes l'ont rapidement rangée dans la catégorie des chick-flicks. Pour répliquer à cette vision réductrice, les défenseurs du film ont inventé le terme laodeng pour désigner, par dérision, les productions cinématographiques souvent empreintes de virilisme, de patriarcat et d'hétéronormativité exclusive.
Les films laodeng se distinguent par deux caractéristiques principales : d’une part, une exaltation de la masculinité toxique, mise en avant par la glorification de la force, de la violence et de la domination ; d’autre part, une représentation stéréotypée des femmes, souvent réduites à des rôles passifs ou à des objets de désir. Sur Douban, une plateforme chinoise comparable à Allociné, certains utilisateurs ont établi un classement des films laodeng les plus emblématiques en sélectionnant parmi les 100 films les mieux notés. Quatre films américains — Il faut sauver le soldat Ryan, Le Parrain, Il était une fois en Amérique et Le Parrain 2 — ainsi qu’un film chinois, Let the Bullets Fly de Jiang Wen, ont recueilli le plus grand nombre de votes.
Le cinéma d’animation est également passé à la loupe. Le Roi Lion, qui a émerveillé des générations d’enfants, est également qualifié de film laodeng. En effet, contrairement à ce que montre le film, les lions vivent en réalité dans un système matriarcal où ce sont les femelles qui chassent et défendent le territoire. « Mais les personnages féminins, comme Sarabi et Nala, qui incarnent un idéal féminin stéréotypé : douces, gracieuses et vertueuses, apparaissent comme de délicates poupées, objets d’admiration plutôt que véritables sujets à part entière », critique une internaute.
Le procès intenté aux films laodeng s’inscrit dans un contexte où les jeunes femmes, de plus en plus sensibles aux problématiques féminines, représentent désormais la majorité du public audiovisuel en Chine. Selon le rapport Dengta de 2024, leur part est passée de 51 % en 2018 à 58 % en 2024. Cette évolution souligne l'émergence d'un nouveau pouvoir d'achat et d'un regard critique féminin qui remet en question les normes traditionnelles du cinéma, comme l'explique l'observateur culturel A He.
Photo : film Let the Bullets Fly
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