
[Pékin explorateurs] Les enfers du temple Dongyuemiao
Le temple Dongyue (Dōng yuè miào 东岳庙) de Pékin se situe près de l’ancienne porte de Chaoyang, dans les faubourgs orientaux de l’ancienne ville fortifiée. Son nom indique qu’il s’agit d’un temple dédié au Souverain du pic Oriental (Dōng yuè dà dì 东岳大帝), le maître de la vie et de la mort, supposé résider au mont Tai (Tàishān 泰山), aussi appelé mont Dai (Dài yuè 岱岳) ou encore pic Oriental (Dōng yuè 东岳), un lieu réputé être la porte des Enfers.
Un être aviaire du bureau des
résurrections (还魂司). Ce bureau peut compenser
certaines morts prématurées en renvoyant certains défunts dans le monde des
vivants pour un temps de vie supplémentaire.
Les visiteurs du temple passent la porte d’Observation du pic Oriental, un bâtiment présentant trois ouvertures. Chacune est décorée de sentences parallèles (duìlián 对联) suspendues verticalement de part et d’autre des entrées : « Ceux qui abusent de leur pouvoir et outragent l’ordre des choses dans ce monde, aucun n’échappera aux châtiments des bureaux de l’au-delà » (entrée centrale), « Le bien se distingue clairement du mal, ne cherche pas à les travestir dans tes pensées. La fausse bonté et la vraie méchanceté ne te seront pas pardonnées en ces lieux » (entrée est), etc...
Ils débouchent ensuite sur une cour rectangulaire parsemée de stèles de pierre dont les textes commémorent les activités des officiels, religieux, guildes et corporations qui firent vivre le temple à partir de sa fondation au XIVe siècle sous le règne de la dynastie Yuan (1271–1368). En effet, à l’époque impériale, le temple Dongyuemiao hébergeait, outre les bureaux des enfers et les autels taoïstes, une vingtaine de guildes et corporations, sans compter d’autres associations civiles ou religieuses non identifiées. Ce mélange des activités religieuses et laïques caractérisait les temples administrés par des laïcs et généralement appelés miào 庙, et parfois sì 寺. On en comptait plus d’un millier à Pékin vers 1920, et ils fonctionnaient tous ainsi, qu’ils fussent patronnés par l’État ou par des corporations, et situés en ville ou dans des villages. Cependant la transition de l’Empire à la République de Chine en 1911-1912 bouleversa le maillage de la société civile, faisant tomber la plupart des temples urbains en déshérence. Dans les années 1980-1990, les autorités du patrimoine responsables du temple Dongyuemiao de Pékin décidèrent de rénover la partie liturgique qui relève de la religion taoïste établie, et aussi les bureaux des enfers qui témoignent quant à eux d’un folklore plus populaire.
Ablation de la langue et éviscération au bureau de punition des mauvaises actions (恶报司). Le châtiment peut intervenir sous la forme d’une mort prématurée, de tortures dans les enfers ou d’une réincarnation en une forme de vie réputée inférieure.
Côté
gauche du bureau des réincarnations en animaux (chu
sheng si 畜生司). Ceux qui commirent de
mauvaises actions renaîtront sous une forme réputée
inférieure à une réincarnation humaine.
Les occupants du bureau des dieux du vent (风伯司). Il contrôle la puissance des dieux du vent pour prévenir les catastrophes naturelles.
Les visiteurs du temple Dongyuemiao peuvent arpenter la galerie rectangulaire qui borde la cour. Elle aligne soixante- seize spectaculaires bureaux (sī 司 ) infernaux installés dans soixante-huit pièces grand ouvertes sur la galerie.
En Chine, il existe d’autres temples consacrés au Souverain du pic Oriental, leurs bureaux infernaux varient en nombre, en dénominations et en prérogatives. Ce que l’on retrouve partout est la typologie de leurs attributions : évaluation des actions, jugement des personnes, récompense des mérites, punition des fautes, spécificité des réincarnations, maintien de l’ordre parmi les habitants du royaume des ombres, etc. Dans un temple donné, les champs de compétences des divers bureaux peuvent se superposer, comme dans une administration humaine qui ajouterait des services sans ajuster l’existant.
Dans sa Divine Comédie, le poète italien Dante Alighieri narra un périple aux Enfers qu’il concevait comme des cercles concentriques formant un cosmos séparé du nôtre. Le Diable y personnifiait le mal absolu. Rien de tel dans les temples dédiés au Souverain du pic Oriental. Ici le monde des ombres côtoie celui de la lumière et il se voit décrit au travers d’une administration pointilleuse qui fait le pendant de celle de l’Empire. De surcroît le Souverain du pic Oriental n’a rien de démoniaque, il se pose au contraire en garant de la justice et de l’équité.
Dans une même pièce, les magistrats de deux bureaux accompagnés de leurs aides et damnés. Celui de gauche, le bureau du contrôle de l'action des magistrats (督察司), examine la justesse des décisions des magistrats des enfers. En effet, comme celles du monde des vivants, elles peuvent être entachées d’imperfections dans l'au-delà.
Les enfers chinois étaient plutôt des purgatoires puisqu’ils impliquaient la possibilité d’un salut individuel faisant peu de cas des hiérarchies du monde réel, et impliquant une sorte d’irrévérence vis-à-vis du pouvoir établi, ou au moins apportant une forme de consolation. Dans l’au-delà, tout un bestiaire infernal torturait les damnés jusqu’à les purifier de leurs démons intérieurs, avant de les expédier derechef vers le monde des vivants. D’une certaine façon, la notion de métempsychose annonçait celle de mobilité sociale : un mauvais dignitaire de l’Empire pouvait se voir rétrogradé en animal de labour dans sa vie suivante, alors qu’un brave cultivateur pouvait renaître au sein d’une famille riche et puissante après une vie d’honnête besogne.
Rémi Anicotte est sinologue, membre associé du CRLAO (EHESS/CNRS/INALCO). Il est directeur de China Intuition, société implantée à Pékin.
Photo du haut : partie centrale de la porte d’Observation du pic Oriental donnant sur la cour des stèles, avec ses sentences parallèles.
Photographies et traductions originales de Rémi Anicotte, août-octobre 2023.
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