
L'Internet du Milieu : « Hǔpūzhínán » ou l’archétype du mâle chinois
Tous les quinze jours, la rédaction décortique pour vous un phénomène social ou culturel à travers le jargon de l’Internet chinois. Au menu cette semaine : hǔpūzhínán 虎扑直男, l’archétype de l’homme hétérosexuel chinois fière de sa virilité et parfois sexiste, qui n’hésite pas à livrer sans fard sa vulnérabilité, et particulièrement sa vie de couple ou l’infidélité de ses compagnes, sur Hupu, une plateforme en ligne de commentaires sportifs.
Sur la carte de l’Internet chinois, si le réseau social Weibo est réputé pour sa « communauté de fans » et ses militants féministes; Douban pour ses adeptes férus de l’art; la plateforme Hupu (虎扑) serait sans doute le paradis des zhínán (直男), définis par les internautes comme des hommes hétérosexuels passionnés de sport, jugés austères, peu raffinés et empreints de machisme. D’où l’expression hǔpūzhínán, pour désigner de manière général les utilisateurs de Hupu. Loin d’être des cas isolés, les hǔpūzhínán représentent dorénavant une culture et une identité collective, d’ailleurs de plus en plus affirmée face à l’émergence de la prise de conscience féministe depuis quelques années en Chine.
Nouveau logo de Hupu lancé en 2020
Fondé en 2004 à Chicago par un étudiant chinois Cheng Hang, Hupu, fort de ses 70 millions d’utilisateurs, est devenu aujourd’hui le premier site d’informations sportives en Chine. Un succès qui attise des convoitises. En juin 2019, le géant d’Internet chinois ByteDance a déboursé pas moins de 1,26 milliard de yuans, soit plus de 130 millions d’euros, pour acquérir 30 % de la plateforme.
Communauté de pairs masculins en ligne
Dans l’opinion publique, Hupu est surtout connu pour son forum d’échanges – « La zone piétonne » –, qui attire une communauté de pairs masculins en ligne, surnommés « JRs », une abréviation de jiaren (« salauds ») ou jiaren (« famille »), célébrant ainsi l’esprit d’autodérision et de complicité entre les membres. Sous la pression familiale et professionnelle, ces « JRs » y expérimentent un besoin d’échanger sur le sport, les femmes et leur vie de couple parfois frustrée, à travers plus de 100 milles postes chaque jour.
Depuis 2016, ils organisent même des « élections » pour élire leur déesse de l’année. Un événement incontournable de la plateforme, qui lève également le voile sur les critères de beauté des hommes chinois sur le féminin, autrement dit le « goût des zhinan ». Si les candidates viennent du monde entier, les cinq heureuses élues depuis le début des élections sont toutes des actrices chinoises: Jia Jingwen, Qiu Shuzhen, Tong Liya, Liu Yifei et Gao Yuanyuan. Un palmarès qui traduit un penchant pour les femmes au visage ingénu, qui susciteraient plus de sympathie chez ces hommes désirant être protecteurs. Influencés par les séries télévisées hongkongaises des années 90, ces « électeurs », âgés entre 24 et 35 ans, préfèrent également les stars de la ville portuaire, déesses de leurs désirs sexuels adolescents. « Les femmes douces et ingénues, et un brin sexy sont parmi les plus populaires », résume ainsi le site 163.com.
Gao Yuanyuan, la déesse élue en 2020 © Site officiel Weibo
Guerre des cocus contre « viandes fraîches »
L’expression hupuzhinan a enflammé les réseaux sociaux chinois en été 2018, suite à une célèbre bataille médiatique entre les utilisateurs de Hupu et les fans, majoritairement des femmes, de la star k-pop d’origine chinoise Kris Wu. Si la prestation de Wu en tant que coach dans l’émission de téléréalité The Rap of China lui a valu des moqueries à cause de son manque de professionnalisme, la plateforme Hupu, quant à elle, a été envahie par les admiratrices du chanteur. Piqués au vif, les hupuzhinan ont répliqué par une surenchère d’attaques contre Wu, qui a fini par porter plainte pour diffamation. Le même scénario s’est également répété l'année suivante avec Cai Xukun, lauréat d’Idol Producer de 2018.
Jugés trop « efféminés » par leurs détracteurs, Wu et Cai font tous les deux partie de la catégorie « viande fraîche » (小鲜肉 xiao xian rou) – jeunes, beaux, gentils et purs – qui plaisent surtout à un public féminin, prêt à tout pour eux. Ce phénomène culturel révèle l’importance du pouvoir d’achat des jeunes femmes chinoises, un marché potentiel courtisé par les géants du divertissement. Pour le média en ligne hlwzhibei, les polémiques initiées par les hupuzhinan, en quête d’existence dans une société en plein boom du « She-conomy », reflèteraient sans doute les tensions grandissantes entre les hommes et les femmes dans la vie réelle.
Chris Wu © Site officiel Weibo
Derrière ces apparences d’hommes austères transparaissent des personnalités vulnérables, qui viennent chercher du réconfort pour se protéger contre les aléas de la vie. Les histoires d’infidélité, partagées sur le forum, constituent une autre marque de fabrique de Hupu. Rien qu’en 2019, 566 internautes ont raconté comment ils ont vécu l’infidélité de leur partenaire, faisant appel aux « JRs » pour surmonter cette épreuve émotionnelle (DTcaijing). Un phénomène étonnant vu que la culture d’inspiration confucéenne du pays prône toujours l’impassibilité et l’infaillibilité de l’idéal masculin. Le média en ligne DTcaijing choisit d’aborder ce paradoxe à travers le prisme de l’identité : confortés par le sentiment d’appartenance à la communauté Hupu, ces victimes d'infidélité préfèrent baisser leur garde parmi les leurs, laissant libre cours à leur déchaînement, pour gagner de la sympathie en renforçant son identité sociale et genrée.
Si la réputation des hupuzhinan est mitigée dans l’opinion publique, derrière la démocratisation de cette expression se dessine sans doute le portrait d’un mâle chinois lambda, qui, victime lui-même du patriarcat, libère sa parole contre la pression sociale, dénonçant un sexisme envers les hommes ordinaires.
Photo du haut : personnage principal Yu Huanshui dans la série chinoise If there is no tomorrow © Douban
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