
Cinq rappeurs chinois à suivre de près
Gai, Ma Siwei, Falao... Cinq rappeurs chinois à intégrer à vos playlists pour bien entamer cette nouvelle année du Lapin d'eau.
Gai, rappeur de cape et d'épée
Gai. Compte officiel Weibo, DR.
Comme l’adage le dit en Chine, entre voyou et lettré, il n'y a qu'un pas. C'est le cas avec la star du rap chinois Gai, Zhou Yan de son vrai nom. L'image de bad boy qu'il cultivait, à tort ou à raison, tranche avec la finesse et l'ampleur de son écriture. Né en 1987 à Weiyuan au Sichuan, d'une mère professeure et d’un père comptable, le rappeur au corps frêle est devenu, selon ses dires, « un petit voyou » pour ne pas se faire avoir par ses pairs. À 16 ou 17 ans, il a passé un mois derrière les barreaux pour avoir poignardé quelqu’un (selon Renwu). Envoyé à Chongqing par ses parents, Gai a suivi une formation en électrotechnique, tout en intégrant le label de rap local Gosh. Dans les années 2010, surfant sur la vague de la trap, un genre d’origine américaine rattaché au gangsta rap et au « bling-bling », Gai a gagné une certaine notoriété dans le milieu. Mais à l’époque le rap ne se vendait pas et pour gagner sa vie, il a dû jouer et chanter dans des boîtes de nuit. L’année 2017 marque un tournant dans sa vie. La première édition de Rap of China, télé-crochet de rap diffusé sur la plateforme iQiyi, a propulsé cette sous-culture sur le devant de la scène médiatique et a fait de Gai, l’un des deux lauréats, une vraie star nationale. Plume poétique et sensible, il s'inspire des rimes en poésie traditionnelle chinoise et crée son propre style entre dialecte sichuanais, musique folklorique et rap lyrique. La vie des bas-fonds, la fraternité, l'héroïsme, l'esprit d'insoumission et son attachement à Chongqing, sa ville d’adoption, constituent tour à tour les thèmes abordés dans ses œuvres. Contrairement à beaucoup de rappeurs chinois qui s'inscrivent dans des courants américains du type comedy rap, gangsta rap ou encore conscience rap, Gai a créé son propre courant, le jianghu rap, en référence à une certaine solidarité des « exclus » de la société de la Chine ancienne (jianghu renvoie au monde des justiciers hors-la-loi, des maîtres de kungfu, en opposition au monde de la cour impériale, ndlr). Comme il le dit : « Si j'étais né en Chine ancienne, je serais soit bandit, soit chevalier errant. »
Ma Siwei, de l'underground à l'international
Ma Siwei. Compte officiel Weibo, DR.
Acclamé par ses pairs, par le public local, ainsi que par le marché américain, Ma Siwei brouille les frontières entre le hip-hop underground et commercial, chinois et américain, et s'impose aujourd’hui dans le paysage du rap chinois. Né en 1993, ce rappeur sichuanais, à la voix aiguë, a tout d'abord fait ses preuves dans l’underground. En effet, le duel en 2014 entre Ma Siwei et Beibei, grande figure du battle rap chinois, lors de la ligue chinoise de battle rap 8 Mile Underground, demeure un grand classique dans l'histoire du rap underground chinois. Admirateur des stars du gangsta rap américain comme 50 Cent ou Soulja Boy, il s'est fait pourtant remarquer par une chanson rap bon enfant, inspirée de l’anime chinois du même nom Le prêtre taoïste de Laoshan, sorti en 2014. Du old-school à la trap en passant par le boombap, l’ancien étudiant en décoration d'intérieur de l'Université de technologie de Chengdu explore, avec habileté, tous les genres.
Il a formé, en 2016, avec trois autres rappeurs locaux – Knowknow, Psy.P et Melo –, le groupe Higher Brothers. Sous l’impulsion de 88 rising, société new-yorkaise spécialisée dans la promotion des artistes d’origine asiatique, le quatuor, tatoué et coiffé de tresses africaines à l'image de leurs confrères américains, a lancé très vite une carrière internationale, entamant même en 2018 sa première tournée américaine. Leur album Black Cab, sorti en 2017, est taillé sur mesure pour ce marché avide de nouveautés. Made in China, un des 14 titres de l'album, a eu notamment un succès auprès des vétérans du rap américain. Il est « à la fois un manifeste et un appel au public international » pour défier les stéréotypes américains sur l'empire du Milieu, selon le média canadien Vice. En témoignent certaines de ses paroles, non sans ironie : « Le rap ? Chine ? Qu'est-ce qu'ils racontent ? Qu'est ce que c'est le rap chinois ? Comme s'ils chantaient "ching chang chong"... »
Sans doute à cause de la situation sanitaire liée à la Covid-19, les membres du groupe, cantonnés au marché local, se sont successivement lancés en solo. Appliqué, talentueux et polyvalent, Ma Siwei, pilier de Higher Brothers, a depuis sorti trois albums individuels : Prince Charming (2020), Black Horse (2021) et Humble Swag (2022). Ses thèmes de prédilection ? L’amour, les choses positives et le « flex » (la mise en avant de manière exagérée de soi-même). « J’aimerais me concentrer sur les choses positives pour mieux inspirer les adolescents chinois », confie le rappeur, désormais visage du rap chinois à l’étranger.
Falao, légende du rap hardcore ou nouveau roi de la comédie
Falao. Compte officiel Weibo, DR.
Fabuleux conteur, Falao (pharaon en français), Sun Quan de son vrai nom, tour à tour explosif, sentimental et comique, est capable de créer un choc des styles sans égal. Né en 1992 à Haining, petite ville du Zhejiang, Falao, loin d’être un élève brillant à l’école, se passionne depuis tout petit, pour l’écriture. Il a même tenté d’écrire un web-roman. D’origine modeste, il est sensible à l’égalité des chances et à la justice sociale, comme il le chante dans sa chanson phare Ghost Face, en évoquant ses débuts difficiles à Shanghai, « je n’ai pas un jiguan (lieu de résidence qui définit l'origine d'une personne) avantageux », ou « Je suis comme un enfant pauvre vivant dans une ville de riches ».
Son premier contact avec le rap remonte au lycée. Dans les années 2000, La vague coréenne du rappeur taïwanais MC Hotdog fait fureur sur le continent, marquant une génération d'adolescents comme Falao. Un coup de foudre, puisque le futur fondateur du label Morts vivants baigne depuis dans la culture Hip-hop. Après l'université, il enchaîne de petits boulots tout en poursuivant son rêve de rappeur. Il tient en 2012 son premier concert et sort en 2013 sa première mixtape Killa. Voix timbrée, élocution claire et débit de mitraillette, le rappeur autodidacte a réussi à fédérer une communauté de fans, en ligne comme dans la vraie vie. Grâce en partie aux encouragements de ses fans, il a pu continuer sur ce chemin avant que le rap ne devienne populaire en Chine. Comme beaucoup de ses confrères, il s’est fait un nom dans le milieu grâce à ses diss songs, chanson destinée à insulter un ou plusieurs autres rappeurs. Encensé par ses pairs mais éliminé très tôt dans la première saison de Rap of China, Falao s’est fait tout de même remarquer par les professionnels de l’industrie musicale. Surfant ensuite sur la vague du rap en Chine, le passionné de Hip-hop et de tout ce que cette culture incarne, n’a cessé de se réinventer et d’investir dans la création artistique. L’ancien apôtre de la horrorcore, ou rap de l’horreur, a sorti en 2017, son EP emblématique L'amant intime 2017, en retraçant, sous forme épistolaire, le parcours sentimental de son grand- parrain qui ne s'est jamais marié et qui venait de décéder à 97 ans. Une chanson de douceur et d'émotion.
Sa métamorphose n'est pas finie. En 2019, il a sorti une nouvelle chanson, très différente, Le premier de la classe, mi-ironique, mi-sérieuse, pour rendre hommage à son acteur fétiche Stephen Chow, surnommé « Roi de la comédie » à Hongkong et qui a joué dans le film Fight back to school. Ce titre du rap old school a eu un succès populaire jamais démenti, propulsant ainsi le rappeur sur le devant de la scène médiatique. Beaucoup de ses fans, souvent de longue date, apprécient peu son changement et le considèrent comme moins pointu. Légende du rap hardcore ou nouveau roi de la comédie ? « J'aimerais faire le genre de rap doté d'une forte musicalité, et qui pourra faire entendre la voix du peuple », se défend ainsi ce disciple auto-réclamé du rappeur américain Eminem.
Vinida, la « Queen » du hip-hop chinois
Vinida sur son troisième album Truth of the Clay © Modern Sky
« Le mot kingdom désigne un pays gouverné par les hommes. Les femmes sont aussi puissantes. Personnellement je suis assez forte pour régner, au moins, sur mon propre royaume spirituel. » Vinida, Weng Ying de son vrai nom, a ainsi expliqué le déclic de sa chanson Queendom, sorti en 2017. La déclaration en dit long sur la percée de la rappeuse dans un milieu d'hommes. Grâce à ses multiples talents, son charisme naturel, et son exploration inlassable de nouveaux territoires musicaux, la jeune ambitieuse de 28 ans s'impose aujourd’hui dans le paysage du hip-hop chinois.
Originaire de Fuzhou, chef-lieu du Fujian, Vinida a écouté à 13 ans pour la première fois la musique hip-hop. À l’époque, avec la démocratisation d’Internet, les chansons hip-hop du classement Billboard, incarnation du cool américain, ont fait du chemin dans l’empire du Milieu. Étudiante en beaux-arts, elle a commencé à écrire, depuis l’université, des chansons rap et R’n’B, et a intégré Freedom Plant, célèbre groupe de rap local de Fuzhou. Elle était déjà rappeuse confirmée avant même que Sing ! China, une sorte de The Voice chinoise, ne l'ait révélée au grand public en 2016. Le télé-crochet marque le début de son irrésistible ascension. Elle signe ensuite chez Modern Sky, un des plus grands labels de musique en Chine et sort en 2017 son premier album homonyme, Vinida. En collaboration avec le producteur et compositeur américain DJ Mustard, elle mêle Hip-hop, R’n’B, G-funk, pop et trap dans ses dix titres. La chanteuse qui a rêvé de devenir « une artiste remarquable dans cinq ans » en a fait un manifeste, comme elle le chante dans Invincible : avancer, sans jamais reculer ; trouver des moyens pour faire de grandes choses. Un grand succès immédiat. Car l’album lui a valu d’être le meilleur espoir féminin lors de la 18e édition du Festival de la Musique Sinophone en 2018.
Vinida a continué de creuser son sillon, lentement mais sûrement, contrairement à beaucoup de chanteurs candidats des émissions de télé-crochet, qui ont disparu du radar après avoir connu un quart d’heure de célébrité. En 2018 et 2021, elle a sorti successivement son deuxième et troisième albums : Solo et Truth of the Clay. Son dernier EP One life only (2022) demeure un bijou. Elle a eu l'audace d'épouser le dialecte de Fuzhou et l'afrobeat, en nous proposant un voyage sonore inédit. « Comme si une femme d'épée chinoise tombe dans un piège et se retrouve en un clin d’œil dans une forêt tropicale humide », a ainsi commenté le critique musical Er Di, élogieux. Voix enrouée, excellente maîtrise vocale, avant-gardisme musical... Vinida, une des deux seules rappeuses candidates, a ainsi brillé et imprimé sa marque sur la scène de The Rap of China 2022, l’émission faiseuse de rois dans le monde du rap en Chine. C'est sur la scène de l'émission qu'elle s'est autoproclamée « la Wu Zetian (l’unique impératrice dans l’histoire chinoise) du rap chinois ». Audacieuse, Vinida.
AThree, le rappeur poète qui vient du Xinjiang
AThree. Compte officiel Weibo, DR.
D’origine ouïghoure, AThree est une personne cultivée. En 2020, lors du tournage de Rap Star, émission de télé-crochet diffusée sur Mongo TV, il profitait du temps libre pour lire Border Town, roman de Shen Congwen, suscitant autant de fascination que de moquerie sur la Toile. L’initiative tranche forcément avec l’image du cancre dont souffre le milieu du rap. Mais ceci est un cliché. Car AThree, Arslan de son vrai nom, qui a obtenu en 2015 la meilleure note au gaokao (baccalauréat) à Bole au Xinjiang, sa ville natale, est diplômé en littérature anglaise de la prestigieuse Université normale de la Chine de l'Est (Shanghai). Figure de proue du punchline rap chinois, le jeune homme de 26 ans s’est vu attribuer des surnoms élogieux, comme « le Li Bai (grand poète de la dynastie Tang) du rap chinois » ou encore « l'artisan des mots de l'Ouest ». Un talent inouï. D’autant plus que le mandarin n’est pas sa langue maternelle.
Le hip-hop coule dans ses veines. Avant 2018, le rappeur précoce n’a rapé qu’en ouïghour et a déjà joui d’une certaine notoriété dans sa région. En effet, outre le Sichuan, le Xinjiang demeure l'autre vivier du rap en Chine. Le légendaire groupe de rap ouïghour Six City, fondé en 2003, a inspiré une génération de jeunes du Xinjiang dont AThree. Sowghatliq Ketmen, une de ses premières chansons emblématiques, sortie en 2015, résume bien l'univers artistique d'AThree, entre attachement au Xinjiang et engagement social. Sowghatliq Ketmen, littéralement cadeau de hache-pioche, désigne le sort désespéré des jeunes issus du milieu familial précaire du Xinjiang, qui abandonnent leurs études pour travailler dans les champs ou dans les autres villes. Depuis le début, le réalisme social constitue une des clés pour comprendre ses œuvres.
Pour atteindre un public national, AThree a bifurqué vers le rap en mandarin, en suivant les pas de ses compatriotes, comme AIR, NW ou Max. La « reconversion linguistique » était tout d’abord douloureuse mais AThree s’approprie très vite le mandarin pour en faire un rap authentique et populaire. Gucci & Ürümqi, un de ses premiers titres en mandarin, a eu un grand succès sur les réseaux sociaux chinois. En 2020, il a sorti son premier album en mandarin Nés avec des ailes, en empruntant le vers du célèbre poète persan Rumi : Vous êtes nés avec des ailes alors pourquoi choisir de ramper. Ayant un goût prononcé pour la métaphore, il manie avec excellence un langage imagé, en associant abstraction et figuration, argot et slogan, trivialité et majesté pour créer son propre style. Pour ne citer que quelques exemples : « Je verse de la vérité dans le verre », « Je "mets pas de l'eau" (argot chinois qui désigne mauvaise qualité) dans mes paroles, car notre Ouest manque d'eau », « L'argent est comme du cumin parfumant les brochettes d'agneau »...
Été 2022, il a sorti son deuxième album Alpha A. Haine et amour, considéré comme un chef-d'œuvre. Pour le critique musical Er Di, AThree, « à la fois courageux, sincère, puissant et consciencieux », revient aux racines du hip-hop. Sans artifice ni fioriture, il décortique les fragments de l'intime tout en s'interrogeant sur les méandres de la société : « Le désespoir, c’est qu'elle soit vendue pour donner naissance à huit enfants. Tes chaînes sont brillantes mais tes chaînes ne sont qu'un enfer. » En mandarin ou en ouïghour, AThree croit au pouvoir des mots.
Pour compléter la lecture : « Entre influence américaines et accents provinciaux, le rap chinois trace sa route »
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