Entre influences américaines et accents provinciaux, le rap chinois trace sa route

1678792383368 Le 9 Hu Wenyan

Trois décennies après la découverte du hip-hop par l’empire du Milieu, le rap chinois ne cesse de prendre du galon, tout en essayant de cultiver sa propre identité nationale, dans une recherche perpétuelle autour de l’affirmation de soi et d’un quotidien poétique.

En 2020, le rappeur chinois J-Fever lançait une initiative inédite en pleine pandémie. Touriste malheureux bloqué au Japon, il a décidé d’échanger, avec cinq inconnus, tous les jours en visio-conférence, à l’improviste, les vicissitudes et les aléas de la vie : angoisse du confinement, disputes parents-enfants ou déboires amoureux... La situation sanitaire s'étant améliorée, J-Fever a invité ses interlocuteurs d'un jour, un fonctionnaire, un professeur de sport, un développeur Web, etc., à monter sur scène pour raconter leur vie.

Aujourd’hui encensé par ses pairs et les milieux intellectuels chinois, ce rappeur trentenaire qui a fait ses preuves dans le battle rap (style improvisé où des chanteurs s’affrontent), déteste se répéter. Il passe son temps à inventer, créer et expérimenter. En témoigne notamment son premier album Juliana, intitulé également Bouteille à la mer, sorti en 2012. Les acheteurs reçoivent, à la place d'un CD, un cocktail d'objets : un sac en tissu, une bouteille d’alcool contenant une lettre et une poignée de sable, un dessous de verre... Chaque lettre est unique et écrite par J-Fever. Les acheteurs obtiennent également un lien sur Internet pour écouter l'album en ligne et sont invités à écrire une lettre de réponse au chanteur, dans un échange avec l’artiste d’un type nouveau. Une démarche plus expérimentale que commerciale. « Le rap est un genre de musique très personnel, qui a joué un rle important dans l'émergence de la conscience de soi pour les Chinois de ma génération », explique-t-il sur le média Yitiao.

Iconoclaste dans le paysage du hip-hop chinois, il n'est pourtant pas le seul à faire du rap pour s’affirmer et pour se libérer de la routine. C'est même ce rôle libérateur de l’individu qui a fait le succès du rap dans l’empire du Milieu. Comme l’a dit Ma Siwei, membre de Higher Brothers et figure du rap chinois à l’étranger : « Entre tre rappeur et suivre les consignes de mes parents, j’ai fait le choix professionnel le plus important dans ma vie » (The New York Times). Naissant en Chine au tournant des années 1990 et 2000 par l'entremise du hip-hop, mouvement culturel englobant également la danse, le graffiti et le DJ, le rap chinois, de l'imitation américaine à la création réfléchie, s'impose aujourd'hui dans le paysage musical du pays. Entre métissage de sons, attachement à la diversité des rimes et mélange de langues, le rap chinois, vu davantage comme un rempart contre le conformisme social, se démarque peu à peu du modèle américain. Un style qui s'inscrit d'ailleurs dans la tradition poétique et le folklore chinois.

Affiche de l'émission télévisée The Rap of China prévue pour 2023. DR.

De l'Amérique au succès national

Fin 2000, Wes Chen, jeune sino-américain de 22 ans, a débarqué à Pékin pour perfectionner son chinois. Originaire de Los Angeles, capitale du rap West Coast, le jeune homme, qui a grandi avec la culture hip-hop, a découvert la scène du rap chinois de l'underground en plein essor dans les années 2000. Pour le futur fondateur de The Park, podcast emblématique sur le rap chinois lancé en 2006, « cela ressemble beaucoup au rap américain des années 1970, où les amateurs font du rap pour leur plaisir, dans une totale liberté, sans l’attention du public ni l’intervention de la part du grand capital ou des pouvoirs publics. » (bundtobrooklyn)

Il n’est pas le seul Américain qui se soit intéressé au rap chinois et qui soit allé jusqu'à en porter le drapeau. Né à Detroit, Showtym, Dana Burton de son vrai nom, a lancé en 2001 en Chine la ligue de battle rap Iron Mic, qui a permis aux premiers rappeurs chinois de freestyle (style improvisé) de percer dans ce petit milieu, comme Wang Bo, champion des trois premières éditions de la ligue. Ce dernier a cofondé avec l'Américain Jeremy, le Sino-canadien Sbazzo, l'Américain He Zhong, le groupe de rap pékinois Yincang, qui a connu son ascension dans les années 2000. Ailleurs, d’autres groupes se sont formés au mme moment : Bamboo Crew à Shanghai, Kaishanguai au Yunnan, ou encore Chee Production au Guangdong. L’inspiration américaine a continué au-delà. Le film 8 Mile, sorti en 2002, qui s’inspire en partie de la vie d'Eminem, légende vivante du hip-hop qui s'était fait un nom dans le milieu tout d'abord par ses freestyles, a hissé ce dernier au rang de véritable mentor pour toute une génération d'adolescents chinois. Une autre ligue chinoise de battle rap appelée 8 Mile Underground, lancée en 2012, a été nommée d'après le film. Les grands noms du rap chinois d'aujourd'hui, comme Xie Di, Liu Cong, Yang Hesu, Falao ou encore NW ont rendu, de près ou de loin, hommage à Eminem dans leur rap ou... à travers leurs tatouages.

Avant le lancement de l'émission Rap of China en 2017, le rap chinois était donc déjà en pleine effervescence, pour le meilleur et pour le pire : en 2015, les autorités chinoises ont dévoilé une liste noire de 120 chansons jugées vulgaires et obscènes dont une grande partie de chansons rap, preuve indirecte de la popularité croissante du hip-hop sur les réseaux sociaux chinois. Mais ce sont les émissions de télé- crochet qui ont adouci l'image du rap avant de le propulser sur le devant de la scène médiatique et commerciale. Selon le Rapport du rap chinois en 2022 publié par la plateforme du streaming NetEase Music, le rap est devenu en 2020 le deuxième genre musical le plus écouté après la pop sur NetEase Music.

En jetant un regard sur l'histoire brève du rap chinois, on constate que les rappeurs fameux ont gagné leurs étoiles de célébrités grâce aux battles, aux diss songs (chansons destinées à insulter un ou plusieurs autres rappeurs), et... Rap of China. Si les émissions de télé-crochet, véritables machines à stars, ont depuis bouleversé le paysage du rap chinois, ces shows soigneusement mis en scène sont jugés plus divertissants qu'authentiques. Ils risquent de voir les stars de demain prendre leurs distances avec ces plateformes toujours plus conformistes. Pour le rappeur Mercy, Liu Mengde de son vrai nom, les rappeurs d'aujourd'hui misent davantage sur leurs albums, donc la musique en soi. Au moins c'est son cas : l'ancien candidat de Rap of China 2020 (iQiyi) et Rap Star 2021 (Mango TV) a sorti en 2022 son premier album personnel Étranger, décrochant le prix du Meilleur album de l’année du Festival du hip-hop en 2022, organisé par la plateforme QQ Music.

Quand les provinciaux prennent le micro

Affiche du documentaire Trap in Southwest. DR.

Dans le monde du rap, la Chine aurait dix ans, voire vingt ans de retard sur la France, qui a déjà découvert le hip-hop dans les années 1980. Mais la vague de la trap, un genre de rap aux beats lents, basses ultra-lourdes et cymbales en mode mitraillettes qui a puisé ses origines dans le business du crack et a émergé aux États-Unis dans les années 2000, a envahi, dix ans plus tard presque au même moment, aussi bien l’Hexagone que la Chine. C’est aussi à partir de ce moment-là que Chengdu, chef-lieu de la province du Sichuan, dans le sud-ouest de la Chine, a détrôné Pékin pour devenir la nouvelle capitale du hip-hop de l'empire du Milieu.

« a fait dix ans que je fais des émissions de podcast sur le rap chinois et je ne m’attendais pas du tout au fait que les scènes les plus dynamiques de la trap se trouvent à Chengdu, et pas à Pékin ni à Shanghai », s’exclame Wes Chen, journaliste dans le documentaire Trap in Southwest, produit par le média Vice et sorti en 2017 à la veille de l'explosion du rap en Chine, qui nous entraîne à Chengdu et à Chongqing pour explorer la trap à la chinoise nourrie par la culture et le dialecte locaux. Les futures stars du rap chinois, comme Gai, du label Gosh à Chongqing, et Ma Siwei, du label CDC à Chengdu, étoiles montantes sur ces scènes locales de 2017, avaient déjà attiré l'attention du média canadien spécialisé en sous-culture.

Effectivement, comme aux États-Unis et en France, le rap chinois entretient également un rapport particulier avec le territoire. Si le rap français est souvent considéré comme une musique de banlieue, le rap chinois serait sans doute une musique de province, marquée notamment par les variétés régionales du mandarin. Personne ne parvient à expliquer exactement comment le Sichuan a pu devenir le nouvel épicentre du rap chinois, mais certains observateurs, voire chercheurs, ont tout de même tenté de donner quelques pistes pour disséquer ce phénomène peu commun. Tout d’abord, cela viendrait d’un certain art de vivre entre nonchalance et oisiveté qu’on prte volontiers au Sichuanais. Là-bas, le cot de vie est moins cher, ce qui permet aux jeunes d’avoir beaucoup plus de liberté pour se consacrer à leur création artistique sans se soucier de leurs finances. De plus, historiquement, le Sichuan accueille beaucoup de gens d’autres provinces, et en ce sens, demeure ouvert à la diversité, ce qui correspond bien à la culture du hip-hop, fondée sur l’inclusion, la fusion et la diversité. Enfin, si le Sichuan s’impose sur la scène du rap chinois, c’est qu’avec son dialecte, constitué souvent de deux tons (contrairement aux quatre ton du mandarin) et riche en homonymes, les rappeurs trouvent facilement des rimes et des punchlines pour en faire des titres rythmiques et percutants.

L’association du dialecte, du mandarin et de l’anglais a également inspiré les rappeurs originaires d’autres régions. Candidate de Rap of China 2022, Vinida épouse ainsi le dialecte de Fuzhou (sa ville natale), l'anglais et l'afrobeat pour en créer un rap original. Il en est de même pour AIR, rappeur d'origine ouïghoure, qui chante dans la même émission en mandarin, ouïghour et anglais, laissant une empreinte singulière sur la scène du rap chinois.

Le style chinois : la vie quotidienne ?

Une scène du clip de la chanson Rappeur de quartier du rappeur Xie Di. DR

Contre toute attente, l'ancien chef de file du gansta rap chinois Xie Di, Cai Zhenrong de son vrai nom, a sorti en 2022 son nouvel album Shequ shenghuo, littéralement La vie de communauté de quartier. Le Shequ, sorte d’organisation administrative non officielle créée en 1954 pour assurer un suivi local dans les quartiers chinois, fait également référence aux notions de bande d'amis ou de communauté d'intért. Dans cet album, l’artiste raconte le quotidien de Chengdu rappé en patois : ses sorties en ville, ses échecs en muscu... Une expérience auditive presque immersive. Mi-sérieux, mi-amusé, la figure fondatrice du label CDC, se considère désormais plus comme rappeur du shequ que de la rue, mettant ainsi son rap dans un contexte aux caractéristiques chinoises mais sans se dissocier des racines du rap américain issu des bas-fonds. Entre influence américaine et réalité chinoise, le rappeur vétéran semble trouver une alternative pour le rap chinois : rapper en tant que et pour les gens ordinaires.

La métamorphose de Xie Di est vue comme une tentative de recontextualiser le rap chinois et ne tarde pas à trouver des échos auprès de ses confrères. Déjà en 2017, le Sichuanais Kafe Hu prenait du recul vis-à-vis de ses idoles américaines : « Certes, j’étais pauvre comme beaucoup de rappeurs d'origine africaine, mais je n’ai jamais mis ma vie en danger et je n’ai jamais habité dans des ghettos. Donc ce que j’exprime dans mon rap est forcément différent. » (The New York Times) Il en est de même pour Mercy, issu de la classe moyenne chinoise, pour qui, il est gnant de voir certains rappeurs chinois se faire passer pour des gangsters américains, et se targuer dans leur rap d’avoir tué ou poignardé des gens. « Ils veulent lutter contre ça mais n'arrivent mme pas à se débarrasser de l'emprise de leurs parents », ironise Mercy lors de l'entretien avec un vlogueur sur Bilibili. Selon ce dernier, la localisation du rap en Chine doit se faire aussi bien sur la forme que sur le fond. Le jianghu rap en est un bel exemple. Inventé par Gai et le groupe de rap de Changsha C-Block, ce courant du rap chinois intègre l'esprit rebelle, l’hérosme épique et la tradition poétique traditionnellement attribués, dans la littérature chinoise, aux héros de l’ombre et aux gens autrefois en marge de la vie impériale. Le résultat : un rap authentique qui parle aux Chinois.

« À cause du décalage d’informations, nous avons tendance à sacraliser les cultures dites occidentales et à ignorer leurs origines souvent quotidiennes et concrètes, voire brutes », analyse ainsi J-Fever (voicer). Ce 20 janvier, lors du gala de la fête du Printemps, diffusé sur la chane de la télévision régionale du Sichuan, avec Shi Xinwenyue, rappeur originaire de Chengdu, J-Fever a chanté une chanson intitulée Chunxue cai'er, littéralement Nettoyage des oreilles (une spécialité de la région) au printemps, en fusionnant le mandarin, le sichuanais et l’anglais, chinois oral et soutenu : « À l’intérieur de chaque oreille se cache une longue histoire. On y trouve le litchi d’un ancien amant, le fossile d'un dinosaure, les pions de jeu de go. Tout ce qu'on sort des oreilles finit par se transformer en poèmes ». Entre folklore populaire et mode de vie branché, quotidien et poésie, une œuvre à l'image de la ville de Chengdu, ainsi que du rap chinois.

Pour compléter la lecture : « Cinq rappeurs chinois à suivre de près »

Photo du haut : Pexels

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